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HISTOIRE SOCIALISTE

nettement qu’il ne tirerait pas sur le peuple et son attitude avait contribué à déconcerter le plan de contre-révolution.

À Nancy, les soldats se plaignirent de l’injuste sévérité des chefs cherchant à faire expier aux soldats par des châtiments immérités ou excessifs, leur zèle révolutionnaire ; ils se soulevèrent enfin, refusèrent l’obéissance, s’emparèrent de quelques-uns de leurs officiers. Bouillé était le chef suprême des troupes de la région de l’Est ; c’était un conservateur tempéré, un contre-révolutionnaire prudent. Très dévoué à la monarchie qu’il avait servie avec éclat aux Antilles dans la guerre contre les Anglais, il avait pourtant ce prestige de libéralisme qui s’attachait à tous les hommes qui avaient pris part à la guerre de l’indépendance américaine. Il redoutait la Révolution, il détestait et méprisait même son cousin Lafayette, coupable de s’être engagé dans les voies nouvelles.

Mais, lui-même s’appliquait à ne pas se compromettre. Il avait peu de goût pour la noblesse de cour frivole, dépensière et étourdie : il pressentait qu’elle perdrait le roi ; et, pour pouvoir le servir utilement, il s’appliquait à conserver auprès de la bourgeoisie révolutionnaire de l’Est une certaine popularité. La garde nationale lui avait offert le commandement ; il le refusa, mais resta en rapports avec elle. Il s’ingéniait à imaginer de perpétuels prétextes à des mouvements de troupes et les rassemblements indiscrets des émigrés de l’autre côté de la frontière lui en fournissaient abondamment. Il pouvait ainsi empêcher toute familiarité trop étroite et prolongée des soldats et de la population civile sans éveiller la défiance trop vive des révolutionnaires. Après la fête de la Fédération, les soldats délégués au Champ de Mars par les régiments y rapportèrent je ne sais quel frisson de patriotisme et de liberté, et Bouillé sentit tout de suite que l’esprit de l’armée, même dans l’Est, allait changer et que sa tâche de chef dévoué au roi allait devenir plus difficile.

Pourtant, il avait encore à cette date une grande autorité morale dans toute la région et il put apaiser le mouvement de Metz. L’Assemblée, effrayée par le soulèvement des soldats de Nancy, et mal renseignée sur les causes de l’agitation rendit, le 6 août, un décret qui proclamait coupable de haute trahison tout soldat qui refuserait l’obéissance. Lafayette désirant prouver à son cousin Bouillé qu’il ne pactisait pas avec « les hommes de désordre », envoya à Nancy un officier, Malseigne, provocant et imprudent, qui aggrava les colères.

Pourtant, les soldats, comme fascinés par le décret de l’Assemblée, commençaient à se soumettre. La garde nationale de Nancy qui était de cœur avec eux envoya des délégués à la Constituante. Ceux-ci furent entendus : ils exposèrent l’origine des troubles, protestèrent contre l’attitude rétrograde des officiers. L’Assemblée, mieux informée, décida l’envoi de deux commissaires chargés de diriger à Nancy la force publique et de porter une procla-