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HISTOIRE SOCIALISTE

complicité de Bouillé eurent ramené l’attention sur les sanglants événements de Nancy, que les soldats de Chateauvieux bénéficièrent d’un retour d’opinion assez marqué et apparurent comme des défenseurs clairvoyants de la liberté publique.

Mais, à la fin de 1790, ces événements ne suffisaient pas à soulever les couches profondes du peuple, à discréditer la politique bourgeoise, à la fois révolutionnaire et conservatrice de l’Assemblée et à fortifier l’idée démocratique.

De même, les matelots, très animés contre les officiers de marine contre-révolutionnaires, exaspérés aussi par le maintien des peines sauvages ou humiliantes s’étaient révoltés à Brest. L’Assemblée envoya des délégués et, avec le concours des Jacobins, ils rétablirent l’ordre dans les équipages. Les officiers émigraient peu à peu ; mais, là non plus, la Constituante ne se pressait point de prendre un parti.

Les colonies posaient à l’Assemblée nationale un problème singulièrement redoutable et qu’elle fut incapable de résoudre. La bourgeoisie révolutionnaire fut prise, dans la question coloniale, entre l’idéalisme de la Déclaration des droits et les intérêts de classe les plus brutaux, les plus bornés. Il y avait dans les colonies, à la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-Domingue, des hommes libres et des esclaves ; ceux-ci, dix fois plus nombreux. Toute la main d’œuvre était esclave : tout le travail des plantations était fait par de malheureux nègres arrachés à l’Afrique et la richesse des propriétaires se mesurait au nombre de leurs esclaves. Pouvait-on abolir l’esclavage, sans ébranler jusqu’au fondement « l’ordre social » des colonies et « la propriété » ? Pouvait-on maintenir l’esclavage sans ébranler jusqu’au fondement la déclaration des Droits de l’homme et la Révolution elle-même ? Mais les hommes libres étaient divisés : il y avait les blancs, fiers de leur race et les mulâtres, avides d’égalité. Les blancs méprisaient les mulâtres, quoiqu’ils fussent libres et souvent propriétaires, presque autant que les esclaves noirs. Les colons blancs prétendaient gouverner seuls ; et quand la Révolution éclata, ils prétendirent s’en approprier tous les bénéfices à l’exclusion des hommes de couleur. Ainsi la Révolution rencontra ce double et terrible antagonisme : antagonisme de race entre les blancs et les hommes de couleur ; antagonisme de race et de classe entre les propriétaires blancs et les esclaves noirs. D’emblée, et aux premières nouvelles de la Révolution, les colonies comprirent qu’elle aurait une répercussion inévitable sur leur état social et elles s’empressèrent à parer le coup. D’une part, elles insistèrent pour avoir à l’Assemblée un nombre considérable de représentants ; elles espéraient ainsi agir avec force sur les députés. Et d’autre part, au moment même où les colons prétendaient participer à la souveraineté nationale ils faisaient des réserves et voulaient mettre les colonies hors du droit commun de la Révolution ; à aucun prix, disaient-ils, les colonies n’accepteront