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HISTOIRE SOCIALISTE

servi de rien à l’Assemblée constituante. Même par le sacrifice du droit même par le reniement de ses décrets de mars, si timides pourtant, elle n’avait pu obtenir la paix : et ce désordre lointain importunait, obsédait l’Assemblée ; je ne sais quel remords la prenait aussi. Les amis des noirs profitaient de ce trouble pour élever la voix, ils invoquaient avec plus de fermeté et d’autorité les Droits de l’homme, et la Constituante ne savait que leur répondre. Sans doute la révolution qui s’accomplissait avait pour limite les intérêts essentiels de la bourgeoisie. Mais c’est au nom de l’humanité qu’elle avait été faite La bourgeoisie n’était pas une tribu conquérante, campée sur le sol et ne relevant que de sa force, elle s’était développée au sein d’une société déjà ancienne, elle n’avait pu grandir, prendre conscience d’elle-même que par la pensée, et cette pensée, en un magnifique essor avait pris possession de l’univers. Comment sacrifier maintenant l’homme de couleur aux principes haineux et aux intérêts étroits d’un groupe de possédants ?

Les amis des noirs sentaient ce vacillement de la Constituante, et ils déposèrent une pétition où ils ne demandaient plus seulement l’égalité politique pour les hommes de couleur libres mais un ensemble de mesures tendant à l’abolition de l’esclavage. Entraînée par le despotisme inintelligent de hôtel Massiac, à éluder le premier engagement pris par elle envers les mulâtres, l’Assemblée constituante, outre qu’elle avait compromis la paix avait rapproché d’elle cette redoutable question de l’esclavage, qu’elle avait écartée ; le noir fantôme de servitude et d’opprobre grandissait à l’horizon comme pour faire honte au peuple frivole et dur qui maintenait l’esclavage en prétendant à la liberté. La question revint donc en mai 1791 devant l’Assemblée, et cette fois, malgré les manœuvres de Barnave qui trahissait son propre décret de mars 1790, elle parut disposée à reconnaître explicitement le droit des hommes de couleur libres. Mais que de précautions encore pour dissocier leur cause de celle des esclaves !

Raimond, délégué des mulâtres, admis à défendre ses frères devant l’Assemblée, s’appliqua à la rassurer, il alla jusqu’à lui offrir le concours des mulâtres contre les esclaves noirs : « Ne sont-ce pas, s’écria-t-il, les noirs libres qui forment aujourd’hui, dans toutes les paroisses, les milices qui tiennent en respect les esclaves et font la chasse aux fugitifs ? Comment leur élévation à la dignité de citoyen provoquerait-elle la révolte des esclaves ? Par accord ou par imitation ? Peut-on d’un côté, supposer les mulâtres assez fous eux qui possèdent le quart des esclaves et le tiers des terres, pour exposer dans une alliance monstrueuse, leur fortune, leur vie et le titre de citoyen nouvellement conquis ? Ne sait-on pas d’autre part, que l’idée de citoyen actif est incompréhensible aux esclaves, et que s’ils avaient eu à se soulever, ils l’eussent fait dès le premier affranchissement de l’un d’eux ? Ne voit-on pas enfin, si les Anglais deviennent menaçants que le seul moyen de les arrêter est de faire l’union des deux classes en les rendant égales ? »