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HISTOIRE SOCIALISTE

qu’ils auraient été à la tête du nouveau gouvernement, si la cause de la liberté avait triomphé et s’ils l’eussent épousée de bonne foi ».

Ainsi, en ses flottantes pensées, Marat, bien loin de concevoir l’avènement de la classe populaire comme l’effet naturel de la Révolution, constate au contraire qu’il ne tenait qu’à la bourgeoisie de robe et de finance, assistée d’un clergé sincèrement constitutionnel, de prendre la direction de la société révolutionnaire. On dirait qu’il n’appelle les prolétaires à la rescousse que par désespoir de voir le plan normal de la Révolution troublé par l’imbécillité de la bourgeoisie modérée plus encore que par son égoïsme.

Il a pourtant le sentiment très réel qu’en appelant ainsi les prolétaires à jouer dans la lutte contre la Cour le rôle déserté, selon lui, par la bourgeoisie, il doit offrir à la classe populaire des avantages immédiats : et il y a dans l’esprit de Marat, un effort de politique sociale. Mais combien sont vaines et parfois réactionnaires, les conceptions de Marat ! Non sans intérêt pourtant : car elles sont un premier essai impuissant et confus de politique ouvrière.

Marat, dans le cours de l’année 1791, propose au profit des travailleurs quatre réformes principales :

1o Une réorganisation de l’apprentissage et un système de subvention aux ouvriers les plus intelligents pour qu’ils puissent devenir maîtres.

2o Le licenciement des ateliers publics et leur remplacement par de vastes entreprises privées occupant les ouvriers dans des conditions plus normales ;

3o La formation de coopératives ouvrières de production avec tontine ;

4o La réunion des parcelles rurales en corps d’exploitation homogène, et en même temps la division des grands fermages en petits fermages.

Quand l’Assemblée, en mars 1791, abolit les jurandes et les maîtrises et proclama la liberté absolue du travail sous la réserve de l’impôt des patentes, Marat ne vit pas que la suppression complète du régime corporatif déjà bien entamé allait donner un essor nouveau à la production capitaliste et bourgeoise, et à la grande manufacture. Il ne vit pas qu’il y avait là dans l’ordre économique une période nécessaire et il s’efforça, dans un esprit assez rétrograde, de retenir du régime corporatif tout ce qui pouvait encore en être sauvé.

Il écrit le 16 mai : « Lorsque chaque ouvrier peut travailler pour son compte, il cesse de vouloir travailler pour le compte des autres ; dès lors plus d’ateliers, plus de manufactures, plus de commerce. »

« Le premier effet de ces décrets insensés est d’appauvrir l’État, en faisant tomber les manufactures et le commerce ; le second effet est de ruiner les consommateurs en dépenses éternelles et de perdre les arts eux-mêmes. Dans chaque état qui n’a pas la gloire pour mobile, si, du désir de faire fortune on ôte le désir d’établir sa réputation, adieu la bonne foi ; bientôt toute profession, tout trafic dégénère en intrigue et en friponnerie. Comme il ne s’agit plus alors que de placer ses ouvrages et ses marchandises, il suffit de leur