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HISTOIRE SOCIALISTE

pour que tous les plans doivent être remaniés. Mais nous sommes à la merci de tous les incidents, de tous les hasards ! Êtes-vous bien sûrs, au moins, que nous ne nous engageons pas dans une voie funeste ?

Et lorsque ces incertitudes furent de nouveau dissipées, le débat sur Fersen ajouta à l’énervement. L’offre chevaleresque du mélancolique officier aimé de la reine et qui jouait sa tête dans l’aventure, le refus du roi qui ne voulait pas l’exposer, l’idée de la séparation pendant le voyage même, c’est-à-dire à l’heure même du péril, ce trouble profond qui descend au cœur de l’homme quand en fixant les détails d’une entreprise émouvante, il donne à sa résolution même quelque chose d’irrévocable, tout contribua en cette soirée du 28 mai, à bouleverser les nerfs, à élever le ton des paroles, à les couper d’irrépressibles sanglots. Et c’est tout cela que le peuple, en la personne de quelque femme inconnue, entendit et interpréta.

La note secrète et chiffrée de l’officier suédois concorde merveilleusement avec l’essentiel du récit fait à Marat. Puissance inouïe des grandes révolutions qui font battre tant de cœurs, ouvrent et passionnent tant d’oreilles et d’yeux, qu’il n’y a point de secret pour elles, et qu’elles semblent douées d’une pénétration surhumaine !

Mais ce qu’il y a de curieux encore et d’assez important dans ce récit, c’est qu’en répandant l’idée de l’enlèvement violent du roi, il prépare à sa manière l’espèce de mensonge public par lequel les modérés de la Révolution, après Varennes, s’empressèrent à sauver le roi.

Il est curieux de voir Marat accoutumer le peuple, sans y penser, à ce qui sera demain la fiction de la bourgeoisie constitutionnelle et de Lafayette lui-même.

Un moment et sous l’impression de ce récit, qu’il accepte tout entier, il se figura décidément que le roi ne voulait pas partir et qu’on le prenait de force : « Oui, s’écrie-t-il, c’est le ciel qui combat pour nous, c’est lui qui répare sans cesse les fautes de notre imprévoyance, de notre incurie, de notre lâcheté ; c’est lui qui nous relève toujours par quelque coup imprévu de l’abîme creusé sous nos pas par nos ennemis implacables. Après tant de miracles, qu’il a fait en notre faveur, il vient encore de nous sauver par la main d’un enfant (le Dauphin). Je ne ferai aucune réflexion sur l’atrocité des trames de la Cour. Qui n’en serait saisi d’horreur !Mais je ne puis m’empêcher d’observer que le monarque, quoi qu’on en dise, est plus clairvoyant et plus judicieux que ces hommes lâches et perfides dont il a formé son conseil. C’est avec raison qu’il redoute que les mesures insensées qu’ils prennent pour rétablir sa couronne et leur dignité, ne renversent sa couronne. Puisse-t-il avoir toujours devant les yeux cette crainte salutaire, seule capable de le maintenir sur le trône, s’il n’a pas le bon esprit de sentir que ce n’est qu’en renonçant à tout projet de contre-révolution et en s’attachant à être juste, qu’il peut s’y affermir. »