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HISTOIRE SOCIALISTE

beaucoup de ses contemporains, notamment chez le banquier genevois Clavecin. Nous ne rechercherons pas si cette combinaison du travail industriel mal payé et du travail agricole est un bien haut idéal social. À quoi bon juger des formes de production que le mouvement économique a emportées. Mais il y a dans les idées de Roland une contradiction singulière. Il recommande dans toute son œuvre l’emploi des machines perfectionnées : il en fait même exécuter quelques-unes sous ses yeux, d’après les plans qu’il se procure à grand prix : et il ne paraît pas soupçonner que le développement du machinisme réduira presque à rien cette industrie disséminée et semi-agricole dont il célèbre idylliquement les bienfaits.

L’industrie de la dentelle sur les côtes normandes et dans les massifs de l’Auvergne a ce même caractère familial. « Dans les manufactures de Dieppe, nous dit Roland, les ouvrières médiocres ne gagnent pas plus de 7 à 8 sols par jour ; les bonnes, 10 à 11 et même 15 : mais celles dont le gain va jusqu’à ce taux sont en petit nombre. Les marchands de Dieppe ne sont point fabricants ; ils ne fournissent point la matière aux ouvriers : ils la leur vendent et paient les dentelles à leur valeur : cette manufacture occupe environ quatre mille personnes, femmes, filles et enfants. Le travail de la dentelle est presque l’unique occupation des femmes de marins et de pêcheurs, dans les intervalles que leur laissent libres les travaux préparatoires de la pêche. » — « Au Puy les ouvrières en fil gagnent 5 à 6 sols par jour ; celles en soie 10 à 12 sols. Les fabriques du Puy peuvent occuper six mille ouvrières environ, mais avec les alentours dix-huit à vingt mille. »

Enfin, il y avait une catégorie de tout petits producteurs indépendants qui ne recevaient point d’un grand entrepreneur la matière à ouvrer et qui vendaient leur produits à des intermédiaires. « En Picardie, pour la bonneterie en laine, comme en Champagne, pour celle en coton, beaucoup de petits fabricants sont dans l’usage de vendre leurs bas et leurs toiles à des marchands qui souvent sont d’une autre province et qui parcourent les campagnes. »

Voilà donc, avec des nuances variées, le second grand type d’industrie à la veille de la Révolution. À côté des grandes manufactures où le travail est déjà, concentré, où de nombreux métiers battent dans la même enceinte, et où des centaines d’ouvriers sont agglomérés, il y a ce qu’on peut appeler l’industrie disséminée ; et celle-ci, à en juger par la proportion des métiers qui battent à la campagne, est à la fin du xviiie siècle le type dominant.

Industrie disséminée ne veut pas dire industrie libre. Tous ces tisserands de Picardie, de Champagne ou du Languedoc qui tissent les satins, les toiles, les draps, ne travaillent pas pour leur compte : la plupart d’entre eux sont des salariés, des ouvriers. Ils n’ont ni assez d’avances pour acheter leur matière première, ni surtout assez de relations commerciales pour