Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/209

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

céder la place à la déclaration de guerre, c’est un saisissant symbole de la déviation militaire de la Révolution.

Quand il reprit, le lendemain, l’exposé de son plan, il déclara que la ferveur de l’étude, de la science devait d’autant plus être propagée que dans le monde nouveau les âmes n’ayant plus l’aliment des passions guerrières et de l’activité conquérante, devaient trouver dans la recherche toujours plus ardente du vrai l’emploi de leurs énergies.

« Nous avons cédé, dit-il en un admirable langage, à l’impulsion générale des esprits qui en Europe semblent se porter vers les sciences avec une ardeur toujours croissante. Nous avons senti que, par une suite des progrès de l’espèce humaine ces études qui offrent à son activité un aliment éternel, inépuisable, devenaient d’autant plus nécessaires que le perfectionnement de l’ordre social doit offrir moins d’objets à l’ambition, ou à l’avidité ; que dans un pays où l’on voulait unir par des nœuds immortels la paix et la liberté, il fallait que l’on pût, sans ennui, sans s’éteindre dans l’oisiveté, consentir à n’être qu’un homme et un citoyen ; qu’il était important de tourner vers des objets utiles ce besoin d’agir, cette soif de gloire à laquelle l’état d’une société bien gouvernée n’offre pas un champ assez vaste, et de substituer ainsi l’ambition d’éclairer les hommes à celle de les dominer. »

Voilà le rapport qui fut coupé en deux ; voilà, si je puis dire, l’espérance qui fut coupée en deux par la déclaration de guerre. Condorcet s’imaginait-il que la guerre serait courte ? Ou pensait-il que même si elle devait durer pendant bien des années, peut-être pendant bien des générations il fallait formuler d’emblée le suprême idéal de la Révolution, l’idéal de science et de paix ?

Ce vaste esprit, habitué à méditer les siècles, s’appliquait-il à déterminer avec netteté un avenir même lointain ? Il y a une grandeur incomparable dans l’âme double et une de la Révolution, qui se prépare à sauver par la guerre la liberté, et qui songe aux moyens d’animer la paix. Après tout, elle n’a pas échoué dans ce double effort : car les forces d’ancien régime ont été brisées par la guerre ; et la démocratie grandissante a travaillé malgré ces fardeaux à répandre la science. Mais quelle mélancolie, quelle poignante tristesse de songer à ce que l’idéal de Condorcet aurait pu faire de la France si la guerre ne l’avait pas passionnée d’abord et ensuite asservie !

C’est parce que nous souffrons amèrement de cette déviation révolutionnaire que nous sommes sévères, peut-être trop, pour cette Gironde imprudente et brouillonne qui, de parti pris, précipita dans le sens de la guerre les événements encore incertains. Elle nous a dérobé cette consolation de savoir avec certitude que la guerre était inévitable. Mais l’humanité lui pardonnera en faveur du haut idéal de liberté et de paix que, par des moyens belliqueux, elle voulut servir, et dans l’admirable lumière de la pensée de Condorcet, je ne discerne plus l’intrigue de Brissot.