Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/230

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amis ? Il pouvait y avoir quelque hésitation parmi les Girondins. Brissot, député de Paris, était libre dans ses mouvements ; ceux qui comme Gensonné, comme Vergniaud, représentaient Bordeaux et cette grande bourgeoisie des ports très attachée à la Révolution mais très attachée aussi à sa fortune coloniale, étaient plus embarrassés. Il faut leur rendre cette justice qu’ils ne reculèrent point devant le devoir. Brissot qui résolvait assez volontiers les problèmes par un acte de mise en accusation, proposa un décret violent : il dissolvait les assemblées coloniales existantes, citait devant la Haute-Cour leurs principaux membres accusés d’avoir trahi la France, et avec eux le gouverneur Blanchelande coupable de n’avoir pas dénoncé leurs menées de séparatisme et de trahison, instituait de nouvelles assemblées coloniales qui seraient élues par le concours de tous les hommes libres, blancs ou de couleur, sous les seules conditions générales d’éligibilité et d’électoral fixées pour les citoyens français.

Enfin, il décidait l’envoi de commissaires pris dans l’Assemblée et ayant le mandat formel de faire procéder, à Saint-Domingue, à la Martinique, à Saint-Lucas, à la Guadeloupe, à l’exécution de ces dispositions énergiques. C’était la conclusion logique de son discours qui se terminait par ces paroles menaçantes : « toutes ces trahisons ne resteront pas impunies. »

Mais cette conclusion était plus incomplète encore qu’elle n’était violente ; et ici encore apparaît cet étrange esprit de Brissot qui souvent devinait juste, débrouillait des problèmes compliqués, se jetait en avant, comme par un mouvement impulsif, sur des routes aventureuses, mais ne regardait jamais toute l’étendue du champ d’action et n’allait pas jusqu’au bout des résolutions nécessaires. Il restait toujours à mi-chemin entre la prudence et la grande audace qui redevient de la prudence. À son décret, vigoureux en apparence, il manquait une clause essentielle : le règlement de la condition des esclaves noirs. Brissot paraissait oublier qu’ils étaient en pleine révolte. Au moment où ils se dressaient menaçants, formidables, traduire en accusation leurs ennemis directs, les grands colons blancs des assemblées coloniales, c’était surexciter leur espoir. Or, que leur offrait le décret de Brissot ? Rien. Il exterminait l’influence de l’oligarchie des blancs : il n’organisait pas une démocratie coloniale où les noirs, graduellement affranchis, auraient accès ; c’était une terrible lacune.

Vergniaud et Guadet n’entrèrent pas dans le système à la fois effrayant et vain de Brissot. Ils limitèrent beaucoup plus étroitement le problème. Soucieux de ménager les susceptibilités et les craintes des grands négociants de Bordeaux, ils ne s’opposent pas au départ immédiat des troupes destinées à Saint-Domingue. Mais ils demandent que la force armée ait pour mandat de protéger toutes les conventions, toutes les combinaisons qui rapprochaient les colons blancs et les hommes de couleur libres. Deux choses les aidaient à trouver une solution moyenne. D’abord il y avait eu entre les colons blancs et les hommes de couleur libres, dans la région de Port-au-Prince, un