Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/270

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colonies nous en donne un beau prétexte. La loi est là toute prête à protéger les accaparements et à défendre les accapareurs ; et le peuple en viendra maudire une loi qui lui défend de toucher à des denrées dont il ne peut se passer : il maudira les législateurs. »

Il est bien clair que là où le journal de Prudhomme dénonce un plan de contre-révolution il n’y a que l’effet naturel des intérêts privés dans les conditions nouvelles créées par la Révolution. La liberté absolue du commerce et de l’industrie que n’arrêtait plus aucune gêne corporative et la disponibilité d’une masse énorme de monnaie de papier incitaient la bourgeoisie révolutionnaire, animée d’ailleurs par le feu des événements, à multiplier, à agrandir ses opérations. De là la constitution de vastes magasins : de là des commandes importantes aux manufactures ; et il est bien clair que dès que les manufactures accroissaient leur production, la pensée devait venir soit aux manufacturiers eux-mêmes, soit aux spéculateurs de s’approvisionner largement des matières premières nécessaires à l’industrie ; le prix de celles-ci montait conséquemment ; et la production manufacturière se trouvait ainsi soumise à deux forces opposées, une force d’impulsion et une force d’inhibition. L’abondance des assignats agissait comme un aiguillon ; la cherté des matières premières agissait comme un frein. L’interprétation tendancieuse des phénomènes économiques n’a donc aucune valeur, mais il y a intérêt à retenir de l’article, d’abord, comme nous l’avons souvent démontré par des témoignages décisifs, qu’il y avait à cette époque une grande activité industrielle, et ensuite que le conflit naissant entre la bourgeoisie et le peuple n’était pas précisément un conflit entre ouvriers et patrons.

Ce conflit, nous l’avons vu en juin 1791 à propos de la grande grève des charpentiers, qui s’étendit à presque toute la France. Mais en général, les crises sociales de la Révolution ayant été surtout des crises de subsistances, c’est bien plutôt entre la bourgeoisie commerçante et l’ensemble du peuple, y compris les artisans et une partie des fabricants, que se produisait le choc. À cette date, les prolétaires ne formulent aucune plainte contre les industriels, contre les fabricants ; il semble que ceux-ci ont su adapter le prix de la main-d’œuvre, le salaire, au cours des denrées ; et l’activité même de la production, qui rendait nécessaire une grande quantité de main-d’œuvre, obligeait les manufacturiers à traiter raisonnablement les ouvriers. En fait, dans cette période, ouvriers et fabricants semblent avoir les mêmes intérêts et les mêmes ennemis ; tandis que les « monopoleurs », les « accapareurs » affligent et pressurent les ouvriers, en élevant le prix des denrées, ils affligent et gênent les fabricants en élevant le prix de la matière première. Il était d’ailleurs moins facile de concentrer l’industrie que de concentrer le commerce, de créer soudain de grandes manufactures ou usines que de créer de grands magasins. Ainsi c’est surtout dans l’ordre commercial, et beaucoup moins dans l’ordre industriel, que se manifestait l’action capitaliste, surexcitée par