Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/442

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Précisément parce que le but de ce projet n’apparaissait très clairement à personne, le roi et la reine supposaient aux ministres une arrière-pensée. À Paris, la royauté pouvait encore se défendre : des royalistes, de toutes les régions de France, y avaient accouru : tous ceux qui se sentaient trop menacés et à découvert dans leur province étaient venus se dissimuler dans la grande ville où abondaient des éléments confus. Et sans doute, en un jour de coup de main, ils sauraient se rallier à l’étendard royal. Le château des Tuileries, s’il était déjà presque une prison, était aussi une sorte de forteresse. À Paris, le roi restait encore le roi. Que l’étranger, en une marche foudroyante, passe la frontière ; que Brunswick, avec la petite armée d’élite dont parle Fersen, arrive à grandes journées à Paris : le roi, s’il est encore à Paris, pourra négocier, au nom de la France, avec les vainqueurs. Dans son palais, il fera figure de souverain et pour les autres souverains et pour son peuple.

Il est donc naturel que les révolutionnaires songent à enlever le roi des Tuileries et de Paris. Ils l’emmèneront au camp, ils l’entraîneront ensuite vers le midi de la France, au sud de la Loire. Ainsi l’étranger ne pourra négocier avec le roi de France. Ainsi les hordes étrangères, même si elles pénètrent par surprise dans la capitale, ne sauront avec qui traiter, et elles seront bientôt comme résorbées par l’immense force diffuse de la Révolution.

Voilà le plan que Marie-Antoinette et Louis XVI prêtaient aux ministres girondins. On s’explique par là le conseil donné par Fersen, le 2 juin, avant même que Servan ait porté son projet devant l’Assemblée : « Surtout ne quittez pas Paris. » Ce conseil, Fersen le renouvelle dans sa lettre du 11 juin à Marie-Antoinette :

« Mon Dieu ! que votre situation me peine, mon âme en est vivement et douloureusement affectée. Tâchez seulement de rester à Paris et on viendra à votre secours. »

Dans la lettre que, le 13 juin, Fersen écrit de Bruxelles à son maître le roi de Suède, il précise les craintes de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

« Sire, je reçois dans ce moment des nouvelles très fâcheuses de Paris. La situation de LL. MM. devient chaque jour plus affreuse, et elles regardent leur délivrance comme impossible ou du moins fort éloignée. Les Jacobins gagnent tous les jours plus d’autorité et sont maîtres de tout, par un prestige et une lâcheté qui font honte à la nation française ; car ils sont dans le fond détestés et le mécontentement contre eux est très grand. Ils ont le projet d’emmener LL. MM. avec eux dans l’intérieur du royaume et de s’appuyer de l’armée qu’ils ont eu soin de former dans le Midi, composée de celle de Marseille et de tous les brigands d’Avignon et des autres provinces. Ce projet, quelque contraire qu’il soit au véritable intérêt de la ville de Paris, qui le sent, pourrait bien réussir, surtout depuis le licenciement de la garde du roi ; car depuis cette époque, les bourgeois et la partie de la garde nationale qui voudrait s’y opposer n’ont plus de chefs et de point de ralliement, et ils