Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/496

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mais il produisit pour la défense de Lafayette des lettres, qui en réalité l’accusaient. Lafayette disait à Luckner : « J’ai beaucoup de choses à vous dire sur la politique. » Et il éclatait à tous les yeux que les deux armées étaient livrées à l’intrigue, que leur force patriotique et révolutionnaire était paralysée par les combinaisons des chefs. Luckner écrivit que ses paroles avaient été mal comprises. Lafayette nia :

« On me demande si j’ai pensé, si j’ai tenté d’aller faire le siège de Paris, de quitter les frontières pour marcher sur Paris ; je réponds en quatre mots : cela n’est pas vrai. Signé : Lafayette. »

C’était une misérable équivoque, toute voisine du mensonge. Ce n’est pas directement sur Paris, ce n’est pas avec toute son armée que voulait marcher Lafayette. Il voulait d’abord aller à Compiègne. Mais l’essentiel est qu’il avait médité de quitter en effet la frontière et son poste de combat pour servir la royauté. Et Luckner, craignant sans doute d’être compromis, avait laissé échapper une partie au moins du secret. De partout s’exhalait comme une odeur de trahison. Et Marat, écrasé pourtant depuis des mois par le sentiment de son impuissance, relevait un moment la tête pour se glorifier de sa clairvoyance :

« Français, écrit-il le 18 juillet, vous avez donc ouvert les yeux sur le sieur Mottié (Lafayette) ; depuis quelques jours vous voilà parvenus à voir ce qu’un citoyen clairvoyant n’a cessé de vous montrer depuis le principe de la Révolution, et aujourd’hui le grand général, le héros des deux mondes, l’émule de Washington, l’immortel restaurateur de la liberté n’est plus à vos yeux qu’un vil courtisan, un valet du monarque, un indigne suppôt du despotisme, un traître, un conspirateur… Luckner n’est pas moins un traître avéré, assez vil pour couvrir du mensonge ses noires perfidies ; car il est faux qu’il ait été forcé de rentrer dans nos murs faute de monde pour pénétrer dans le pays ennemi dont tous les habitants lui tendaient les bras. »

Ainsi, croissait le juste et terrible soupçon du peuple. Le roi ayant décidément écarté tout projet de fuite, c’est à Paris, c’est dans le champ clos de la capitale qu’allait se livrer la suprême bataille. Qui l’emporterait, des Tuileries transformées tous les jours en forteresse, ou des faubourgs soulevés et grossis par l’afflux quotidien des fédérés ? Ceux-ci en effet, peu nombreux encore au 14 juillet, se hâtaient maintenant vers Paris. À peine arrivés, ils y étaient enveloppés de conseils confus et contradictoires, mais du contact de leur passion à leur passion de Paris une formidable électricité se dégageait.

Marat, dans son numéro du 18, leur conseillait de mettre la main sur le roi et sur la famille royale, et de les garder comme otages, prêts à les massacrer si l’étranger faisait un pas sur le sol de la patrie. Chose curieuse ! Marat est peu écouté. Il semblerait qu’au moment où la passion générale atteint au diapason de la sienne, il devait avoir une grande action. Il n’en est rien : la