Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/69

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c’est son génie à la fois révolutionnaire et lucide, véhément et sage qui aurait peut-être sauvé la liberté et la patrie.

Mais, ni les prétentions inquiètes de Brissot, ni les entraînements oratoires et la rhétorique guerrière d’Isnard ne suffisent à expliquer ce grand fait si étrange : Comment, dans l’automne de 1791, la Révolution se découvre-t-elle subitement une âme guerrière ? Voici je crois, l’explication décisive. Il y avait dans les consciences révolutionnaires à la fin de 1791 et en 1792, un immense malaise, un commencement de doute, et la guerre apparaissait obscurément comme un moyen détourné de trancher des problèmes que directement la Révolution ne pouvait résoudre. Elle se débattait dans une difficulté terrible.

Son point d’appui était la Constitution : en la brisant, elle craignait de tout livrer aux ennemis de la liberté. Mais, cette Constitution donnait au roi de tels pouvoirs par la liste civile, par le choix des ministres, par le veto suspensif étendu à deux législatures, que le roi, s’il était de mauvaise foi, pouvait légalement, constitutionnellement, fausser la Révolution, la remettre désarmée à l’ennemi. Or le roi, pouvait-on vraiment avoir confiance en lui ? On l’avait mis hors de cause après Varennes et il avait accepté la Constitution : il semblait même, extérieurement, s’y conformer ; mais que de raisons de douter de lui ! Ne pouvait-il négocier secrètement avec l’étranger ? Quelle garantie avait la nation ? Et, devant la figure énigmatique, devant l’âme incertaine et si souvent traîtresse du roi, la nation révolutionnaire avait un malaise. Qui déchiffrerait cette énigme ? Quel feu éprouverait ce métal équivoque et mêlé ? Ah ! s’il y avait une grande guerre, si le roi était obligé de marcher contre les souverains étrangers armés en apparence pour sa cause, il serait bien obligé de se découvrir, de se révéler enfin ! ou il mènerait loyalement la guerre, et la Révolution, sûre de lui, serait enfin débarrassée du soupçon qui la hantait et l’énervait, ou il trahirait, et cette trahison du roi envers la nation donnerait à la nation la force d’exécuter le roi. Qu’on se figure l’état d’un peuple qui se demande tout bas chaque jour ce que fait son chef, s’il est fidèle ou félon, ou s’il ne combine pas en des proportions inconnues et variables, fidélité et félonie.

Il y a là pour lui une énigme à la fois menaçante et irritante, une de ces obsessions maladives dont il faut se débarrasser à tout prix. Mais quoi ? Ne vaut-il pas mieux faire appel à l’énergie révolutionnaire du peuple et jeter bas le roi suspect que de demander à une guerre peut-être funeste je ne sais quelle épreuve de l’équivoque loyauté du roi ? Oui, mais à la fin de 1791, les révolutionnaires démocrates ne croyaient plus au ressort révolutionnaire du peuple. Et à vrai dire, la Révolution elle-même l’avait si souvent comprimé, elle avait si souvent contrarié les mouvements populaires en leurs efforts décisifs qui semblait naturel de ne plus compter sur un élan tant de fois refoulé.