Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/73

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vernement, qui subsistent de ses vices, de ses attentats, de ses dilapidations et qui s’efforçaient de maintenir ces désordres pour profiter du malheur public. Peu à peu se rangèrent autour d’eux les faiseurs d’affaires, les usuriers, les ouvriers de luxe, les gens de lettres, les savants, les artistes, qui tous s’enrichissent aux dépens des heureux du siècle ou des fils de famille dérangés. Ensuite vinrent les négocians, les capitalistes, les citoyens aisés, pour qui la liberté n’est que le privilège d’acquérir sans obstacle, de posséder en assurance et de jouir en paix. Puis arrivent les trembleurs qui redoutent moins l’esclavage que les orages politiques ; les pères de famille qui craignent jusqu’à l’ombre d’un changement qui pourrait leur faire perdre leur place ou leur état. »

Oui, le tableau est merveilleux de couleur et de force. Si Marat avait eu une philosophie sociale plus étendue, il aurait trouvé inévitable que la classe bourgeoise, armée de science et de richesse, s’emparât de l’ordre nouveau et le fît d’abord tourner à son profit. Mais il aurait compris aussi que ce mouvement, que cet ébranlement étaient favorables au peuple lui-même et que l’avenir était à la démocratie. Ce n’est plus, cette fois, un cri aigu de colère et de haine : c’est un cri profond de désespoir, et lui-même s’avoue vaincu :

« Pour échapper au fer des assassins, je me suis condamné à une vie souterraine, relancé de temps à autre par des bataillons d’alguazils, obligé de fuir, errant dans les rues au milieu de la nuit, et ne sachant quelquefois où trouver un asile, plaidant au milieu des fers la cause de la liberté, défendant les opprimés, la tête sur le billot, et n’en devenant que plus redoutable encore aux oppresseurs et aux fripons publics.

« Ce genre de vie, dont le simple récit glace les cœurs les plus aguerris, je l’ai mené dix-huit mois entiers, sans me plaindre un instant, sans regretter ni repos ni plaisirs, sans tenir aucun compte de la perte de mon état, de ma santé, et sans jamais pâlir à la vue du glaive toujours levé sur mon sein. Que dis-je ? je l’ai préféré à tous les avantages de la corruption, à tous les délices de la fortune, à tout l’éclat d’une couronne. J’aurais été protégé, caressé et fêté, si j’avais simplement voulu garder le silence ; et que d’or ne m’aurait-on par prodigué, si j’avais voulu déshonorer ma plume ! J’ai repoussé le métal corrupteur, j’ai vécu dans la pauvreté, j’ai conservé mon cœur pur. Je serais millionnaire aujourd’hui, si j’avais été moins délicat et si, je ne m’étais pas toujours oublié.

« Au lieu de richesses que je n’ai pas, j’ai quelques dettes que m’ont endossées les infidèles manipulateurs auxquels j’avais d’abord confié l’impression et le débit de ma feuille. Je vais abandonner à ces créanciers les débris du peu qui me reste, et je cours, sans pécule, sans secours, sans ressources, végéter dans le seul coin de la terre où il me soit encore permis de respirer en paix, devancé par les clameurs de la calomnie, diffamé par les