Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/80

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cette sorte indifférence et d’apathie du peuple à ce moment de la Révolution. Elle dit à Fersen dans une lettre du 31 octobre, en parlant des Parisiens :

« Il n’y a que la cherté du pain qui les occupe et les décrets. Les journaux, ils n’y regardent seulement pas ; il y a sur cela un changement bien visible dans Paris, et la grande majorité, sans savoir si elle veut ce régime-ci ou un autre, est lasse des troubles et veut la tranquillité. Je ne parle que de Paris, car je crois les villes de province bien plus mauvaises dans ce moment-ci que celle-ci. »

Il fallait que les révolutionnaires, les démocrates redoutassent bien cet affaissement et même cet entraînement réactionnaire du peuple, pour que Marat voulût imposer silence aux tribunes qui, jusque-là, avaient toujours manifesté dans le sens de la Révolution. Il écrit le 15 octobre :

« Dans un pays vraiment libre, jaloux de conserver sa liberté, il importe que les représentants du peuple soient sans cesse sous les yeux de témoins qui les rappellent au devoir en leur donnant des signes d’improbation lorsqu’ils s’en écartent, et qui les encouragent au bien, en les applaudissant lorsqu’ils s’en acquittent avec fidélité. Ainsi, les battements de mains et les sifflets sont un droit de tout citoyen éclairé, dont il importe cependant d’user avec beaucoup de retenue et dans les grandes occasions seulement, pour ne pas user ce précieux ressort. Peut-être chez aucune nation du monde, le public n’est-il assez bien composé pour qu’il soit prudent de lui laisser l’exercice de ce droit ; mais à coup sûr il est de la sagesse de l’ôter à un public ignare, frivole et inconséquent, qui ne sait rien apprécier, qui se passionne pour des mois, qui s’engoue pour des charlatans adroits qui le leurrent, qui gâte la meilleure cause en se livrant à la fougue d’un moment, et qui fait des affaires les plus sérieuses de la vie une comédie, une farce ridicule. Tel est le public de Paris : peu disposé à siffler, mais prêt à applaudir. La triste expérience que nous avons faite de cette manie serait bien propre à nous y faire renoncer, si nous savions profiter de nos défauts, si nous n’étions pas incorrigibles.

« Je ne parle point ici de ces essaims de valets, de fainéants et de mouchards dont les fripons des comités remplissaient les tribunes, quand ils avaient quelques grands coups à frapper, mais de ces citadins aveugles, dont ils arrachaient les applaudissements par le préambule imposteur qu’ils donnaient à tous leurs projets de décrets funestes. Chez les Français, il est donc de la sagesse de faire observer le plus rigoureux silence dans le Sénat de la nation, dans les assemblées administratives et dans les tribunaux ; mais telle est la force de notre penchant pour tout ce qui flatte la vanité, et telle est notre légèreté, qu’à peine une loi positive nous aura-t-elle fait un devoir du silence dans les assemblées publiques, les membres ou législateurs seront eux-mêmes les premiers à la violer.