Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/89

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Ségur a d’abord indiqué le contraire. Depuis son refus on annonce que M. de Sainte-Croix lui sera substitué. Ce dernier passe généralement pour le plus déterminé démagogue. Tous les cabinets répugneront à cette disposition, et elle donnera lieu à des conjectures fâcheuses. Si ce choix porte sur ce système que le ministère actuel ne tiendra pas, et que ceux dont on le compose sont voués d’avance à une chute prochaine, on en conclura dans les Cours étrangères que celle de France s’abandonne au hasard des révolutions. »

La reine lui répond le 25 novembre : « C’est M. de Lessart (passé de l’intérieur aux affaires étrangères) qui garde le ministère des affaires étrangères. On a parlé un moment de M. de Sainte-Croix, mais jamais je ne l’aurais souffert. Pour ce que vous dites d’un conseil secret, je crois que sous bien des rapports cela serait bon, mais il y a bien des choses aussi qui le rendent impossible. »

Et en M. de Lessart la reine témoigne un peu après, qu’elle n’a aucune confiance. Ainsi tout est à l’abandon : ni ministère décidément constitutionnel, ni conseil secret ; aucune politique assurée. Au moment même où la Révolution semble n’avoir pas confiance en la Révolution, la royauté n’a pas confiance en la royauté : il y a partout je ne sais quelle acceptation atone et inquiète du provisoire ; si on n’entre pas à fond dans ce secret des esprits par l’analyse minutieuse des choses, comment pourrait-on comprendre l’extraordinaire ascendant que donna en quelques jours à la Gironde son audace, mêlée d’inconscience et de légèreté ? Elle osait et elle était la seule à oser.

Du ministre de la guerre Duportail et du ministre de la marine Bertrand de Moleville je dirai peu de chose. Duportail avait à vaincre de grandes difficultés ; les institutions militaires créées par la Constituante étaient très composites. Par exemple, c’était le ministre de la guerre qui devait recevoir et diriger sur la frontière les gardes nationaux ; mais c’étaient les directoires des départements qui étaient chargés de les recruter, de les équiper, de les armer. De là, des complications quotidiennes et même des dégoûts incessants que n’aurait pu vaincre qu’un dévouement héroïque à l’ordre nouveau. Or Duportail le supportait, mais ne l’aimait pas, et les moindres critiques de l’Assemblée législative le mettaient hors de lui. Ses qualités d’administrateur étaient ainsi frappées d’impuissance.

Bertrand de Moleville était entré au ministère de la marine le 1er octobre, le jour même où l’Assemblée législative entrait en fonction. C’était un contre-révolutionnaire, un menteur et un fourbe. Ses mémoires sont pleins d’affirmations absurdes et de calomnies atroces contre les hommes de la Révolution, et même des royalistes comme Mallet-du-Pan ne purent obtenir de lui le redressement d’assertions absolument fausses. Il se croyait très habile parce que dans l’administration de ce grand service de la marine, où les éléments contre-révolutionnaires abondaient, il affectait de respecter littéralement la Constitution tout en en paralysant le succès par une sorte de trahison