Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/160

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de croire qu’elle pût subsister. Il est évident qu’en assignant à chaque famille une portion limitée du territoire national, il faudrait limiter le nombre des familles et celui des enfants dans chaque famille ; car dans le cours de quelques années la mortalité réunira plus d’une famille à son chef, et il sera riche ; plusieurs autres familles s’accroîtront par la fécondité du père et de la mère, et elles seront pauvres. Un sol abondant deviendra stérile, les variations du cours du commerce augmenteront la valeur des productions d’un terrain, et la diminueront dans un autre ; alors l’égalité prétendue des biens s’évanouira. On ne pourrait la conserver qu’en faisant un nouveau partage à la mort ou à la naissance de chaque citoyen ou à chaque changement dans la valeur ou la fertilité du sol ; ce qui est évidemment absurde. Lycurgue, en instituant la répartition égale des terres en même temps que ses lois, fut déterminé par des circonstances locales et des vues particulières. Le peuple laconien était peu nombreux, presque isolé, avait très peu de commerce.

« Son territoire était plus que suffisant pour le nourrir. L’objet du législateur fut de l’entretenir dans cette abnégation du commerce, des arts, des sciences, et des commodités de la vie. Sa répartition du territoire en portions égales n’eut lieu que dans l’origine ; elle ne subsista point parce qu’il serait impossible de la conserver. Il y aurait de la démence à vouloir traiter une nation nombreuse, agricole, commerçante et riche, comme le petit peuple de Laconie. Le calcul en a été fait ; le territoire de la France ne suffirait pas seul à la subsistance de ses habitants ; ils y suppléent par le commerce et leur industrie ; et ces deux sources de richesse et de force publique augmentées par la liberté, vont accroître la population ; un partage égal des terres les obstruerait, et serait la ruine totale de la nation française.

« Il n’y aurait donc que la plus profonde ignorance en politique, en histoire, en commerce, en législation, ou un vil asservissement à des passions honteuses, un abandon criminel de la cause publique, un exécrable dessein d’exciter le trouble, les haines, les discordes civiles, et de servir le despotisme en violant une propriété légitime, qui pût faire proposer le partage du territoire de France en portions égales. Une répartition trop inégale des richesses est dangereuse ; une trop grande division ne l’est pas moins, parce qu’elle ôte à la culture des arts les avances sans lesquelles ils languissent et meurent. Il faut sans doute obvier à la répartition trop disproportionnée des biens de toute nature, mais sans violence et sans injustice, par des lois sages qui loin d’entraver l’industrie du cultivateur et de l’artisan, loin de mettre des bornes à leurs fortunes, tendent au contraire à les accroître, et en même temps à les diviser par des voies douces et naturelles, en favorisant les mariages et l’entretien des enfants, en fixant un maximum à l’acquisition des terres, en prohibant les donations, les legs, les substitutions, les partages inégaux, et autres moyens d’accumuler les biens soit industriels, soit territoriaux, sur un petit nombre de têtes.