Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/324

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semble extraordinaire, une double action de classe : sur l’État et sur les salariants. Il ne reste rien en fait de la loi Chapelier, elle est débordée, réduite à rien par l’immense coalition du peuple ouvrier exigeant partout à la fois les moyens de vivre. Les vifs incidents qui se produisent çà et là et dont l’histoire a gardé la trace, les pétitions partielles et les mouvements partiels ne donnent qu’une faible idée du mouvement universel et profond par lequel le peuple signifia à la Révolution et à la bourgeoisie qu’il n’entendait pas faire les frais de la crise.

Et c’est cette vitalité universelle du peuple ouvrier, c’est cet esprit de revendication et de lutte qui est dans l’histoire du prolétariat un trait lumineux. Car partout la lutte, l’effort furent nécessaires ; nous pouvons en être sûrs quoique le détail en soit perdu pour nous. Comment saurions-nous, par exemple, sans le passage de Beffroy que j’ai cité, que les ouvriers agricoles allaient jusqu’à refuser leurs bras pour arracher au fermier avare une plus haute journée ? L’histoire, obsédée par les visions tragiques de cette période, a négligé de recueillir trait à trait cette prodigieuse revendication de salaire qui, en chaque usine, en chaque ferme, mettait les salariés aux prises avec la bourgeoisie révolutionnaire et possédante. Mais ce n’est pas d’un mouvement aisé, tout naturel et automatique, que le prix des journées de travail s’est ajusté au prix extraordinaire du blé et des denrées.

Condorcet, qui était ennemi de toute taxation et réglementation, ne peut contester, cependant, le déséquilibre survenu entre les salaires et les denrées. Il s’interroge avec inquiétude sur les moyens de rétablir l’harmonie et de dénouer la crise sans toucher à l’absolue liberté des échanges. Et tantôt, il paraît croire que l’État pourra équilibrer de nouveau le prix des denrées et le prix du travail, non par la loi, mais par l’exemple. Tantôt, il semble compter sur les seuls effets de la liberté elle-même. Il se demande le 18 novembre :

« Faut-il une loi générale sur les subsistances, ou des lois partielles ou des établissements à l’effet de prévoir et de prévenir les besoins dans les temps critiques ? Sera-t-il utile de créer, en ce moment, un département unique des subsistances qui ferait de cet important objet si grande et unique affaire ? Conviendrait-il d’établir à l’extérieur des agents responsables occupés d’observer les prix des grains et de faire des achats pour la République ? En supprimant la valeur fictive de l’argent, n’attaquerait-on pas radicalement l’agiotage qui, avec le signe du numéraire, attire le papier-monnaie, et avec celui-ci toutes les matières d’approvisionnement jusqu’à ce qu’enfin il pompe toute la substance du peuple ? »

Idée hardie, sur laquelle je reviendrai. Condorcet, comme nous l’avons vu, croyait que la hausse du prix des denrées n’était pas un effet direct des assignats. C’est seulement par rapport à la monnaie de métal, plus facile que toute autre marchandise à accaparer et à resserrer, qu’avait commencé la