Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/338

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n’est plus une réglementation corporative des prix édictée de haut pour maintenir un équilibre industriel : c’est la mainmise projetée de la démocratie et des prolétaires sur toutes les valeurs, donc, logiquement, sur la propriété elle-même. Qui ne pressent, en cette sorte de socialisation prochaine de l’échange, l’ébauche d’un communisme démocratique, étatiste et centraliste ?

Or, par une merveilleuse coïncidence et qui atteste que le socialisme tient de ses racines les plus diverses à la démocratie et à la Révolution, au moment même où l’on devine au ras du sol la pointe à peine visible encore de ce qui sera le babouvisme, ce qui sera le fouriérisme commence aussi à pointer : le socialisme de coopération lève du même sillon révolutionnaire que le socialisme communiste, et, comme celui-ci, il s’affirme à propos du problème des subsistances soudainement agrandi. C’est Michelet qui, avec une pénétration incomparable, a démêlé les antécédents révolutionnaires du fouriérisme. Parlant de Lyon, il dit :

« Nulle part plus que dans cette ville, il n’y eut de rêveurs utopistes. Nulle part, le cœur blessé, brisé, ne chercha plus inquiètement des solutions nouvelles au problème des destinées humaines. Là parurent les premiers socialistes, Ange et son successeur Fourier. Le premier, en 1793, esquissait le phalanstère, et toute cette doctrine d’association dont celui-ci s’empara avec la vigueur du génie. »

Je l’avoue, cette phrase fut pour moi un éblouissement. Quelle joie, au moment où par Dolivier et quelques autres, nous saisissons le passage de Robespierre à Babeuf, de la démocratie au communisme, si nous pouvions saisir aussi, par Ange et le mouvement lyonnais que Michelet signale, le passage de la Révolution au fouriérisme ! Il me semblait, sous la terre bouleversée de la Révolution, entrevoir des germes sans nombre et la profonde évolution des forces. Mais comme la phrase de Michelet était sommaire ! M. Lichtenberger n’y a point pris garde ; car il n’y fait même pas allusion dans son livre sur le Socialisme et la Révolution française ; il ne paraît pas connaître Ange ou s’être inquiété de lui. Aux Archives, où Michelet a retrouvé l’admirable lettre que Chalier, à la veille de son exécution, adressait aux siens, il n’y a pas trace d’Ange. Je me suis adressé à M. Gabriel Monod, qui a, comme on sait, les papiers de Michelet, et dans les notes que Michelet a écrites, cinq ans après la publication de son livre sur la Révolution française, M. Monod a trouvé ceci :

« Qui a fait Fourier ? Ni Ange, ni Babeuf : Lyon, seul précédent de Fourier. »

Michelet veut dire que ce n’est pas l’action directe et précise de tel ou tel penseur qui a suscité le génie et l’œuvre de Fourier, mais le spectacle des misères lyonnaises, et aussi l’ardent besoin de justice qui travaillait l’âme de la cité. Mais Ange reste, dans la pensée de Michelet, un des grands précurseurs socialistes.