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Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/458

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bien maladroitement peut-être et bien gauchement, à accroître la puissance matérielle qui d’abord lui a fait défaut.

« La première base de la renaissance de la nationalité allemande fut évidemment posée par les gouvernements eux-mêmes, lorsqu’ils appliquèrent consciencieusement le revenu des biens sécularisés à l’éducation et à l’instruction, à l’encouragement des arts, des sciences et de la morale, et, en général, à des objets d’utilité publique. C’est par ce moyen que la lumière pénétra dans l’administration et dans la justice, dans l’enseignement et dans les lettres, dans l’agriculture, dans les arts industriels et dans le commerce, qu’elle pénétra en un mot dans les masses.

« L’Allemagne a suivi ainsi dans sa civilisation une toute autre marche que les autres pays. Au lieu que, partout ailleurs, la haute culture de l’esprit a été le résultat du développement des forces productives matérielles, le développement des forces productives matérielles en Allemagne a été la conséquence de la culture morale qui l’avait précédé. Ainsi toute la civilisation des Allemands est pour ainsi dire théorique. De là ce défaut de sens pratique, cette gaucherie que de nos jours l’étranger remarque chez eux. Ils se trouvent aujourd’hui dans le cas d’un individu qui, ayant été jusque-là privé de l’usage de ses membres, a appris théoriquement à se tenir debout et à marcher, à manger et à boire, à rire et à pleurer, et s’est mis ensuite à exercer ces fonctions. De là leur engouement pour les systèmes de philosophie et pour les rêves cosmopolites. »

Ce que Frédéric List notait en 1841, dans son livre célèbre, comme une suite de toute l’évolution allemande, ce qu’il voulait corriger par un vigoureux nationalisme économique et politique, était plus vrai encore de l’Allemagne de 1789. Marx et List sont tous deux à la recherche de la force réelle, concrète, qui donnera enfin à l’histoire allemande restée jusque-là à l’état de théorie ou de rêve un contenu et une substance. Pour Marx, cette force concrète sera le prolétariat ; pour List, ce sera l’unité économique préparée par l’union douanière et aboutissant à l’unité politique. Mais tous deux sont d’accord pour dire que l’histoire allemande porte en quelque sorte sur le vide. Et ce vide, depuis deux siècles, c’est le défaut de développement de la bourgeoisie qui l’a fait. Marx l’a dit avec force en 1844, dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel : « L’Allemagne n’a accompagné que de l’activité abstraite de la pensée l’évolution des autres peuples. »

C’est ce que, quelques années avant 1789, Mœser, dans son Esprit national allemand et dans ses Lettres patriotiques, expliquait avec une remarquable pénétration : « Nous sommes, s’écriait-il, un seul et même peuple, n’ayant qu’un nom et qu’un langage ; nous sommes groupés sous des lois qui créent pour nous unité de constitution, de droits et de devoirs, et liés d’un même et grand intérêt à la liberté ; nous avons depuis des siècles une représentation nationale commune ; en force et en puissance intérieure nous