Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/514

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des paysans aisés. Et c’est à domicile qu’hommes, femmes et enfants filent pour lui. Or ce maître filateur est, comme le seigneur, un ami des hommes. Lui et sa femme s’inquiètent et s’affligent du désordre que la nouvelle vie industrielle jette d’abord dans les familles. Et ils voudraient que par une retenue hebdomadaire sur le salaire et par l’épargne obligatoire, la propriété d’une petite maison fût assurée à tous les ouvriers. Ils voudraient aussi qu’aux enfants des familles ouvrières une instruction suffisante fût donnée :

« Voyez, dit au Junker le maître fileur, voici cinquante ans que tout est changé chez nous, et que le vieux système scolaire ne convient plus aux gens de ce pays et ne s’adapte plus à leur condition. Autrefois tout était plus simple, et personne ne devait chercher son pain ailleurs que dans le travail. Avec ce genre de vie, les hommes n’avaient presque pas besoin d’être instruits par l’école. Le paysan a dans son étable, dans son bois, dans son aire, dans son champ, son école à lui, et partout où il va, il trouve tant à apprendre que l’école lui est pour ainsi dire inutile. Mais avec les enfants des fileurs de coton et avec toutes les personnes qui gagnent leur vie par un travail sédentaire et uniforme, il en est tout autrement. Ils sont, à ce que j’observe, tout à fait dans la même situation que les gens du commun qui habitent les villes, qui gagnent aussi leur pain par le travail de leurs mains, et s’ils ne sont pas bien éduqués, élevés, pour ainsi dire, à une nature supérieure, s’ils ne sont pas façonnés à épargner toujours une part de chacun des kreuzer qui leur passent par les mains, les pauvres fileurs, avec tout leur salaire, et avec toute l’aide qu’ils en pourraient tirer, ne font à jamais qu’user leur corps et se préparer une vieillesse misérable. Et comme on ne peut pas espérer, Junker, que les parents ainsi dévoyés sauront enseigner à leurs enfants une vie plus ordonnée et plus prévoyante, il ne reste plus à tous ces ménages qu’une éternelle misère, tant que continue le travail de la filature du coton ; ou bien il faut que l’école supplée à ce que les parents n’enseignent pas aux enfants et qui est pourtant indispensable à ceux-ci. »

C’est donc, au témoignage de Pestalozzi, vers le milieu du xviiie siècle que l’industrie a commencé à pénétrer dans la vie des villages allemands, jusque-là presque exclusivement agricoles, et ce n’est pas seulement à la misère des paysans opprimés ou exploités, c’est à la misère et à l’imprévoyance d’un prolétariat industriel naissant que le bon seigneur et le bon pasteur doivent remédier. La nécessité de l’école apparaît surtout à mesure que la vie industrielle se développe. Au paysan, la nature elle-même et la forte tradition d’un travail varié sont un enseignement. Au contraire, l’uniformité, la monotonie écrasante du travail industriel ne laissent pas au pauvre ouvrier la force de s’élever un moment au-dessus de la minute présente. C’est l’école qui doit lui ouvrir un peu l’horizon. À vrai dire, quelque candide et chimérique que soit l’attente philanthropique de Pestalozzi, supposant chez les puissants de la terre une telle sollicitude pour les ouvriers misérables, il est impossible de