Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/521

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Qui sait si le souvenir de la grande pensée humaine de Lessing ne pesait pas sur lui dans sa marche lente et triste à travers la Champagne désolée ?

Mais la franc-maçonnerie n’était, pour Lessing, qu’un symbole. Il n’espère pas longtemps, si jamais il l’avait espéré, qu’elle devînt, en effet, sous sa forme présente, l’organe de l’universelle humanité, la force agissante de l’universelle paix. Et il ne tarda pas à être rebuté par la puérilité et la stérilité « des recherches de magies, des jeux de microcosme et des spéculations sur l’embrasement universel » auxquels se livraient les Loges envahies d’illuminisme et d’occultisme. Il avait cherché simplement un nom concret pour désigner cette société internationale des hauts et libres esprits qui devait s’élever sans cesse au-dessus des préjugés de nationalité et les réprimer. C’est en ce sens qu’il fait appel à « une Loge invisible » et à une « franc-maçonnerie éternelle » ; mais qui ne voit qu’ainsi, si sa pensée s’élargit magnifiquement, elle perd tout moyen précis de réalisation et d’application ? Et c’est encore à l’insensible progrès des siècles, au destin lentement manifesté de l’humanité idéale que Lessing confie son sublime espoir.

Même, il semble se défendre de toute pensée d’action directe, de toute réforme vraiment nationale et prochaine.

« Ernst.— Donc, d’après tes paroles, je me figure les francs-maçons comme des gens qui veulent s’efforcer contre les maux inévitables de l’État.

« Falk. — Du moins cette idée ne peut faire aux francs-maçons aucun tort. Garde-la donc ; mais comprends-la bien : et n’y mêle pas des éléments étrangers. Les maux inévitables de l’État, mais non point de tel ou de tel État. Non point les maux qui, étant donnée la Constitution particulière d’un État, découlent nécessairement de cette Constitution. Le franc-maçon n’a rien à voir avec cela, au moins comme franc-maçon.

Le soin d’adoucir et de guérir ces maux, il le laisse au citoyen qui s’y emploie selon ses vues et son courage, à ses risques et périls. C’est à des maux d’une autre sorte et d’un ordre plus relevé que son activité s’applique.

« Ernst. — J’ai très bien compris. Non pas aux maux qui excitent le mécontentement du citoyen, mais aux maux qui pèsent sur le citoyen, même le plus heureux.

« Falk. — Très bien. Et c’est contre ces maux, disais-tu, que les Francs-Maçons s’efforcent ? Oui. — Le mot dit un peu trop. S’efforcer contre ces maux ! Sans doute pour les supprimer tout à fait ? Cela ne peut pas être. Car on anéantirait avec eux l’État lui-même. Ils ne peuvent d’ailleurs devenir évidents d’un coup à ceux qui n’en ont encore aucun sentiment. C’est à peine si l’on peut préparer de loin et éveiller peu à peu ce sentiment dans chacun, en favoriser la germination et le propager ensuite, le cultiver ; c’est à peine si ce lent et pénible travail peut porter ce nom un peu rude ; s’efforcer contre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi je disais que même si l’activité des