Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/526

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pas réalisé une société où toutes les libertés pourront se manifester et s’exercer harmonieusement.

Or, au xviiie siècle, et en ces années 1784 et 1785 où Kant écrit quelques-uns de ses plus vigoureux opuscules sociaux, cet état d’équilibre des libertés est bien loin d’être réalisé. D’abord, à l’intérieur même de chaque État, il y a une telle contrariété des passions et des intérêts qu’un pouvoir contraignant est encore nécessaire pour maintenir la vie sociale. Mais, et c’est par là que le grand esprit d’émancipation du xviiie siècle se marque avec précision dans l’œuvre de Kant, dès maintenant l’absolue liberté de la pensée doit être assurée à tous les hommes. Cette liberté ne les dispense pas de respecter les mécanismes politiques et sociaux, les mécanismes de hiérarchie et de contrainte qui créent encore le dur lien social. Même la critique libre de l’esprit doit s’appliquer avec plus de réserve et de prudence aux constitutions politiques qu’aux croyances religieuses, car les croyances religieuses sont toutes de l’ordre intérieur ; elles se confondent si bien avec la vie de la conscience et de la pensée que si la pensée n’était pas pleinement libre dans les questions religieuses, elle serait menacée de servitude en son centre même.

Peu à peu la liberté de la critique et de l’esprit réagira sur les institutions politiques elles-mêmes et sur la volonté des souverains. Ainsi Kant combine un sens profondément conservateur avec les espérances révolutionnaires d’universel affranchissement politique et social par l’action interne de la pensée libre. Dans son remarquable opuscule de 1784 : Réponse à la question : Qu’est-ce que l’Aufklaerung ? (c’est-à-dire en quoi consistent les lumières ?) il affirme le droit de la pensée libre. C’est même la faculté de penser et de vouloir par soi-même qui est à ses yeux la caractéristique de l’homme. Toute pensée en tutelle est une pensée d’enfant.

« L’état d’enfance, c’est l’impuissance de se servir de sa raison sans la direction d’un autre. C’est une enfance dont on est responsable, lorsque cette dépendance de la pensée tient non à un manque de la pensée elle-même, mais à un défaut de résolution et de courage. Sapere aude. Ose penser ! Aie le courage de te servir de ta propre raison !

« La lâcheté, la poltronnerie, voilà ce qui empêche la plupart des hommes, après que la nature même les a affranchis, de sortir de l’état d’enfance, et qui rend si facile à d’autres de les y maintenir. Il est si commode d’être enfant. Si j’ai un livre qui a de la raison pour moi, un directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, un médecin qui a de l’hygiène pour moi, je n’ai nul besoin de prendre peine. D’autres assument la charge et l’affaire de ma propre vie. »

Et pourtant, quelque douce que soit à la paresse et à la lâcheté humaines cette enfance prolongée, il suffit que la pensée soit libre pour que peu à peu elle éveille tous les esprits aux joies viriles de la liberté. Ce n’est pas pour une élite intellectuelle que Kant demande et espère la pleine liberté de la pensée,