Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/532

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force, s’il est assez vigoureusement constitué pour ne pas redouter les atteintes de la pensée libre, et si son mécanisme administratif fonctionne avec une sûreté absolue, il peut laisser toute indépendance à la pensée.

Ainsi, en un sens, la pensée est d’autant plus libre que le pouvoir est plus fort. Kant, avec ce pénétrant réalisme dont j’ai déjà parlé, et sous l’influence visible de la politique frédéricienne, explique ce qu’il appelle lui-même un « paradoxe » historique.

« Celui-là seul qui, éclairé lui-même, n’a pas peur d’une ombre, et a en même temps en main comme garantie de l’ordre public une grande armée bien disciplinée, celui-là peut dire ce que n’ose dire un État libre : raisonnez tant que vous voulez, et sur quoi vous voulez, mais obéissez. Et ici se révèle la marche surprenante et imprévue des choses humaines, où d’ailleurs, quand on la considère en grand, tout est paradoxe. Un plus haut degré de liberté civile semble avantageux à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose pourtant des limites infranchissables ; un moindre degré de celle-là crée à celle-ci au contraire un espace où elle peut déployer toute sa force. Mais lorsque la nature a ainsi entouré et protégé de cette dure enveloppe le germe pour lequel elle a la plus tendre sollicitude, c’est-à-dire l’instinct et la vocation de la pensée libre, ce germe précieux réagit sur la façon de sentir du peuple, qui devient de plus en plus capable d’agir librement), et enfin sur les principes mêmes du gouvernement qui trouve avantageux de traiter selon sa dignité l’homme qui maintenant n’est qu’une machine. »

Ainsi c’est la dure enveloppe de l’État prussien et du despotisme frédéricien qui protège la liberté de la pensée allemande ; et c’est seulement à l’action interne de cette liberté lentement accrue et mûrie que l’enveloppe cédera ; briser celle-ci du dehors, ce serait s’exposer à mettre le germe de liberté à découvert avant qu’il puisse supporter cette épreuve. Par ce souci noble, positif et profond de la liberté, combiné avec ce sens des nécessités gouvernementales, nous pressentons ce que sera l’attitude du grand esprit de Kant envers la Révolution française. Il l’accueille avec un enthousiasme profond parce qu’elle proclame le règne de la raison, parce qu’elle est à ses yeux la force de l’esprit perçant enfin la dure enveloppe protectrice de contrainte, et s’épanouissant librement. Kant en est d’autant plus réjoui qu’à l’origine au moins c’est avec le concours de la royauté qu’elle semble se produire ; c’est le roi qui convoque les États généraux et il accepte ou paraît accepter le rôle nouveau que la Constitution lui assigne. Et Kant conçoit l’espérance que, par l’exemple de la Révolution française, les germes de raison et de liberté mûriront plus vite en Allemagne. Puisque la raison est, du moins un moment, montée en France jusqu’au trône, pourquoi ne monterait-elle pas aux trônes d’Allemagne ! Puisqu’en France la liberté de l’esprit s’est convertie, par une nécessaire évolution de dedans au dehors, en liberté politique, pourquoi en Allemagne la liberté intellectuelle ne se réaliserait-elle point aussi