Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/541

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marquis de Posa qui, dans le don Carlos de 1787, prêche la tolérance et proclame la souveraineté des peuples, ne confie pourtant pour émanciper les hommes, que sur « un fils de roi suscité par la Providence et enflammé d’un noble enthousiasme ». Ainsi ce n’est pas aux énergies directes d’un peuple éclairé et fier que Schiller confie l’avenir. Et il attend l’émancipation du monde beaucoup moins d’un acte de volonté des classes asservies, que d’une sorte de douce et universelle floraison de bonté. Écoutez la belle chanson à laquelle bientôt les Allemands révolutionnaires emprunteront son large et mystique refrain, et dont ils feront un Hymne à la liberté : c’est un Hymne à la joie. « Joie, belle étincelle divine, fille de l’Élysée, nous approchons de ton sanctuaire, ô déesse, le cœur ardent. Tes enchantements lient de nouveau ce que la mode a séparé : et tous les hommes deviennent frères, partout où s’attarde la douceur de ton aile.

Enlacez-vous, millions d’hommes :
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.

« Que tous ceux à qui est échue cette grande fortune d’avoir vraiment un ami, que tous ceux qui ont gagné le cœur de la femme aimée mêlent leurs cris d’allégresse. Que tous les vivants de la terre fêtent la divine sympathie ; c’est elle qui les conduit jusqu’aux étoiles où trône le dieu inconnu. Tous les êtres boivent la joie aux mamelles de la nature, tous, les bons et les mauvais… La joie est le puissant ressort dans la nature éternelle. C’est la joie, la joie divine qui fait aller les roues dans la grande horloge du monde. C’est elle qui fait éclore les fleurs des germes et les étoiles du firmament. C’est elle qui meut les sphères dans les profondeurs où le télescope n’atteint pas… Que tous soient délivrés des chaînes de la tyrannie et que les méchants mêmes aient de la joie. Que l’espérance visite le lit des mourants, et que le haut tribunal fasse grâce. Les morts aussi doivent vivre. Frères, buvez et chantez en chœur : tous les péchés seront remis, et il n’y aura plus d’enfer. Que l’heure du départ soit sereine, et que le sommeil soit doux dans le linceul. Frères, qu’une douce parole tombe de la bouche du juge des morts. »

C’est vraiment une large et puissante palpitation : le cœur même de la nature est ému et se soulève en un vague espoir infini. Par la douce sympathie universelle et l’universel pardon tomberont toutes les chaînes : les chaînes du despotisme, les chaînes du péché, les chaînes de la mort. Mais comme cette vaste et vague libération des êtres et des mondes sollicite peu l’effort immédiat et la vigueur précise de l’action révolutionnaire !

Ainsi, quand éclatent à l’horizon de l’Allemagne les premières lueurs de la Révolution française, l’esprit allemand est soulevé par une grande force de pensée et par de hautes aspirations. Mais il n’y a pas de puissance organisée