Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/553

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« La sage humanité a créé le groupement des hommes en États ; elle a fait de la vie le moyen de la vie. Les sauvages ne vivent pas, ils végètent comme des plantes ou comme des bêtes. Ils ne jouirent pas de leur âme. L’idée d’association et de paix est allée bien haut en Europe ; elle touche presque au but suprême ; et il n’y a plus maintenant, selon le secret des grands artistes, qu’à répandre sur le ferme dessin le charme des couleurs. Mais aussitôt que les chefs des nations agissent à leur place, alors il n’y a plus de loi, et les gouvernants deviennent des sauvages ; ils sont une force brute de la nature, comme des lions ou de la poudre explosive. Et maintenant vous voulez le sang du peuple qui, le premier de tous les peuples, s’approche du but suprême, qui, bannissant la furie laurée, la guerre de conquête, s’est donné à lui-même la plus belle des lois ; vous voulez, le feu et le glaive en mains, précipiter de la hauteur redoutable le peuple d’effort et de courage, le peuple sauveur de lui-même, qui a gravi le sommet de la liberté ; et vous voulez le contraindre de nouveau à être au service des sauvages. Vous voulez prouver par le meurtre que le juge du monde, et, tremblez ! le vôtre aussi n’a pas donné de droits à l’homme. Puissiez-vous, avant que le glaive s’ensanglante dans la blessure, comprendre les avertissements de la sagesse ! Puissiez-vous voir ! Déjà dans votre pays l’étincelle s’éveille et la cendre rougeoie. N’interrogez pas les courtisans ni les privilégiés de naissance, dont le sang coule pour vous dans les batailles. Interrogez ceux par qui luit le soc de la charrue, le commun de l’armée dont le sang non plus n’est pas de l’eau. Et apprenez, par leurs réponses loyales, ou par leur silence, ce qu’ils voient dans la cendre. Mais vous les méprisez. Jouez donc le jeu effroyable, et où nul ne se risqua encore, d’une guerre à l’aspect tout nouveau. »

Or, à qui s’adressaient ces véhémentes et presque menaçantes paroles ? Au duc Ferdinand de Brunswick. Klopstock lui fit parvenir directement cette ode, au moment même où la campagne allait commencer, en sorte que le généralissime pouvant trouver dans sa bibliothèque l’admirable dialogue que lui dédia Lessing sur la paix universelle, et dans sa correspondance, la poésie enflammée de Klopstock.

Le grand prosateur et le grand poète semblaient s’être entendus à vingt ans d’intervalle pour faire peser sur Brunswick une sorte de malédiction. Comment pouvait-il combattre de grand cœur, quand toute la pensée illustre de l’Allemagne était contre lui ? Ainsi la force des idées nouvelles était sur Brunswick comme un fardeau. Mais quel état étrange et ambigu que celui de l’Allemagne ! Par quelques-uns de ses grands écrivains, par Lessing disparu mais toujours vivant dans les esprits, par Klopstock puissant et âpre, elle maudit la guerre d’oppression entreprise contre la France : et elle n’a pas la force de s’y opposer. Elle ne tente pas un mouvement révolutionnaire qui serait au profit de la France et de la Révolution la diversion suprême et le