Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/557

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sée vulgaire et la superstition, la grossièreté et l’efféminement, et c’est seulement l’équilibre des vices qui maintient encore le tout.

« Est-ce là, je le demande, l’humanité pour les droits de laquelle la philosophie se dépense, que le noble citoyen du monde porte en sa pensée, et en laquelle un nouveau Solon réaliserait ses plans de constitution ? J’en doute fort… Et s’il m’est permis de dire ma pensée sur les nécessités politiques présentes et sur les chances de l’avenir, j’avoue que je considère toute tentative pour améliorer selon les principes la constitution de l’État (et toute autre amélioration n’est qu’un expédient et un jouet) comme prématurée, tant que le caractère humain ne s’est pas relevé de sa chute profonde, et c’est un travail qui exige au moins un siècle. On entendra parler à la vérité de la destruction de maint abus, de mainte réforme heureuse, essayée dans le détail, de mainte victoire de la raison sur le préjugé mais ce que dix grands hommes auront bâti, cinquante esprits faibles le jetteront à bas. Dans toutes les parties du monde, on enlèvera leurs chaînes aux nègres, et en Europe on mettra des chaînes aux esprits… La République française disparaîtra aussi vite qu’elle est née ; la constitution républicaine aboutira tôt ou tard à un état d’anarchie, et le seul salut de la nation sera qu’un homme puissant surgisse n’importe d’où qui dompte la tempête, rétablisse l’ordre, et tienne ferme en main les rênes du gouvernement, dût-il devenir le maître absolu non seulement de la France, mais encore d’une grande partie de l’Europe. »

Hélas ! comme Schiller est sévère ! et, si l’on me passe ce mot familier, comme il en prend à son aise ! Il n’est pas dans la tourmente ; il ne comprend pas les colères, il ne subit pas les entraînements d’un peuple que l’absolutisme le plus aveugle a conduit jusqu’à l’extrémité de la ruine et du péril, qui a été obligé de susciter en quelques mois une Constitution nouvelle, qui est passé brusquement du sommeil politique à la vie la plus intense et la plus exaltée, qui était sage pourtant et mesuré, qui s’obstinait à garder sa confiance à ceux mêmes qui le trahissaient, violant la Constitution jurée, appelant l’étranger à le détruire, et qui n’a frappé, pour ainsi dire, que lorsqu’il a été acculé par le cynisme de la trahison infinie et du mensonge éternel. Oui, Schiller, en s’élevant, est injuste pour ceux qu’aveugle dans la triste vallée la poussière sanglante de la bataille.

Et pourtant il est salutaire pour nous de méditer ces fortes et sévères pensées. Ce n’est point du pessimisme, ce n’est point du découragement. Schiller ne désespère pas de l’humanité ; il croit au contraire avec certitude et il sait que par l’éducation elle se libérera ; et s’il faut du temps, s’il faut un siècle, des siècles même, le temps est-il mesuré à l’effort humain ? Est-il mesuré à la pensée humaine qui d’avance prend possession des résultats futurs et en nourrit son courage ?

Cette sérénité clairvoyante et sévère est admirable. Pas d’illusion sur le présent ; mais aucun fléchissement de l’espérance ; Le grand poète était in-