Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/561

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sion. C’était comme la pioche, forgée au feu des forges modernes, qui sous l’accumulation des servitudes retrouve la statue mutilée, mais belle encore et noble, de la liberté grecque ou de la liberté moderne. Ils adoraient en démocrates ce que Winckelmann exhumait et commentait en artiste. Et d’autre part, en ces jeunes esprits effervescents il s’était fait comme une fusion de nationalisme allemand, de loyalisme impérial, de cosmopolitisme humain, de liberté démocratique.

Schubart, Karl Friedrich von Mœser étaient des patriotes ardents. Ils rêvaient de reconstituer une Allemagne une, grande et puissante. Ce n’était point par une entière fusion et centralisation à la manière française qu’ils entendaient la réaliser, mais plutôt par un fédéralisme puissamment ordonné et pénétré du sentiment national. « Dans la confédération suisse, disait Schubart, la division en treize cantons est une division géographique ; elle n’atteint pas le cœur même des confédérés… Oh ! que l’Allemagne serait heureuse, qu’elle serait tranquille si un Berlinois apprenait à considérer comme sa patrie, à aimer et à vénérer Vienne, Vienne le Hanovre, et la Hesse Mayence ! » Mais c’est la grande autorité impériale fortifiée, affermie, qui leur paraît le lien nécessaire de la fédération allemande. Elle sera le symbole vivant et la garantie de l’unité.

Le jeune poète Thill glorifie l’Empire : « Ô Père, tu n’as rien montré de plus grand sous le soleil que le trône impérial d’Allemagne. » Et Schubart, en 1784, pousse le cri de guerre du nationalisme et de l’impérialisme allemand. « Les lions s’éveillent, ils entendent le cri de l’aigle (l’aigle impérial d’Allemagne), son battement d’ailes et son appel de combat. Et ils arrachent aux mains de l’étranger les pays qui nous furent dérobés, les grasses prairies et les ceps chargés de raisins. Au-dessus d’eux s’élèvera un trône impérial allemand et il projettera sur les provinces de ses voisins une ombre terrible. » Ces enthousiastes fondaient en une seule et glorieuse image de héros réformateur et guerrier les traits de Joseph II et ceux de Frédéric II, « l’unique, l’incomparable ». Mais ils ne se livraient pas tout entiers à ces belliqueux. Souvent aussi, sous l’action de la philosophie française, c’est à l’humanité tout entière qu’ils voulaient se dévouer.

Schiller, en un des premiers numéros de sa Thalie du Rhin, avait dit : « J’écris comme un citoyen du monde qui n’est au service d’aucun prince. J’ai commencé par perdre ma patrie pour l’échanger contre le grand univers. » Et ce cosmopolitisme animé de liberté se mêlait dans l’âme confuse et ardente des jeunes Souabes aux rêves de nationalisme héroïque. Ils conciliaient ces tendances diverses en se figurant que la grande Allemagne rétablie en sa puissance servirait la cause de l’humanité et de la paix. À peine Schubart, en 1787, échappe-t-il à la dure captivité de dix ans que lui avait infligée le despotisme du duc de Wurtemberg, il salue l’espérance grandissante d’une Allemagne forte et pacificatrice. Il annonce les jours lumineux, où la libre