Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/563

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Paradis de la nature, c’est la pensée grecque qui est le Paradis de l’esprit ». Il ne sortait de ce Paradis que pour se passionner aux événements de la Révolution française, à ces affirmations souveraines du droit qui étaient l’affirmation vivante de l’esprit. Schelling, qui éblouissait déjà l’Allemagne par l’éclat prodigieusement précoce de son esprit et par la merveilleuse variété de son savoir, était si ardemment épris de la Révolution, qu’il fut suspecté par les chefs de l’Université d’être l’auteur d’une traduction allemande de la Marseillaise qui circulait factieusement.

Oui c’est une joie de voir à cette heure, sous le rayon de la Révolution, ces tout jeunes hommes, presque des adolescents, qui donnèrent à la philosophie allemande toute son audace et toute son ampleur. Quand furent proclamés les Droits de l’homme, Hegel avait vingt ans ; quand retentirent les premiers accents de la Marseillaise, Schelling avait dix-sept ans. Et loin de moi l’enfantillage de faire à la Révolution française une trop large part dans les futures hardiesses de leur pensée ! Je sais bien que c’est des sources profondes de la pensée allemande que jaillirent leurs systèmes. Je sais bien que déjà malgré son apparente prudence et sa sobriété intellectuelle, Kant en faisant de la pensée la législatrice même de la nature, avait ouvert la carrière à toutes les audaces. Mais enfin qui peut douter que l’émotion première du grand événement qui renouvelait le monde par la pensée n’ait soulevé ces jeunes esprits ? Comment Schelling ne serait-il pas plus hardi à chercher l’unité de l’esprit et de la nature quand dans la Révolution, qui d’abord le passionne, se réalise l’unité du droit et du fait, la pénétration de la raison et des choses ? Hegel dira plus tard, avec admiration, que la Révolution française a fait ce prodige de « mettre l’humanité sur la tête », c’est-à-dire de donner pour base à la vie réelle les principes mêmes de la pensée. Et lui-même ne sera-t-il pas ainsi plus audacieux à mettre l’univers « sur la tête », c’est-à-dire à faire procéder tout le mouvement de la réalité du mouvement et de la dialectique de l’idée ? La flamme de vie de la Révolution faisait s’évanouir en ces jeunes esprits ce que la philosophie, même en Kant, gardait encore de scolastique. C’est bien le monde, c’est bien l’univers qui appartenait à l’esprit ; et la réalité sociale, tout éclairée intérieurement du feu de la Révolution, prenait pour ces jeunes dialecticiens enthousiastes la transparence de l’idée. Ainsi se faisait, en ces creusets ardents des laboratoires de pensée de Tubingue, la fusion de l’esprit allemand et de l’esprit français, du profond idéalisme de l’Allemagne et de l’actif idéalisme de la France.

Quand donc les deux peuples retrouveront-ils, au souvenir de ces heures sacrées, la force de refaire leur union ?

Lorsque la France révolutionnaire étendit à l’Alsace les décrets du 4 août, lorsqu’elle abolit les droits féodaux des princes allemands possessionnés en Alsace, lorsqu’elle parut ainsi, allant au delà de ce que prévoyait le traité de Westphalie, incorporer décidément l’Alsace à la vie française, les patriotes