Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/584

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si honteusement leurs femmes, qui méritent le plus de dégoût ? C’est une question à laquelle je ne puis répondre. »

Presque partout, les sauvages n’ont qu’une loi : lorsqu’ils se haïssent, poursuivre leurs ennemis jusqu’à l’entière extermination. Et l’instinct du meurtre s’éveille aisément en eux. Près du rivage, en Nouvelle-Zélande, Forster et ses compagnons rencontrent une famille de sauvages, qui parait avenante et douce. Ils font don au chef d’une hache. Ils supposaient que vivant seul avec les siens dans une forêt épaisse, il se servirait de sa hache pour abattre des arbres et travailler le bois. À peine l’eut-il en mains qu’il se mit à courir en criant qu’il allait tuer. Il avait sans doute quelque ennemi à l’autre bord de la forêt. Non. il ne faut pas s’imaginer, comme Jean-Jacques, que l’innocence et la bonté sont dans l’état de nature. L’humanité est encore atroce et vile, cruelle, lubrique, avide. Mais du moins, par la pensée, elle commence à pressentir un ordre supérieur, et la science apparaît bien belle, quand elle est brusquement confrontée à cette grossière ignorance primitive qui n’exclut pas les instincts mauvais. Que de noble orgueil et de mélancolie dans ce rapide tableau d’une halte européenne en pleine sauvagerie !

« Au bord d’un ruisseau bruyant auquel nous avions ménagé une issue commode sur la mer, était l’installation de nos tonneliers qui faisaient ou réparaient toute une série de tonneaux pour emporter de l’eau. Ici fumait une grande chaudière où avec des plantes indigènes et jusqu’ici inobservées, nous brassions une saine et rafraîchissante boisson pour nos hommes. À côté, ceux-ci faisaient cuire d’excellents poissons pour leurs camarades qui réparaient, nettoyaient, calfataient le navire, remettaient les agrès en état. Ainsi des travaux divers animaient la scène, l’emplissaient de bruits variés, tandis que la montagne voisine retentissait des coups de marteau rythmés des charpentiers. Même les beaux arts fleurissaient dans la nouvelle colonie. Un débutant (c’est Forster lui-même) dessinait, pour son noviciat, les plantes et les animaux de la forêt que nul encore n’avait visitée ; les romantiques perspectives du pays sauvage étaient fixées aussi par un de nos amis, et la nature s’étonnait d’être reproduite dans la richesse de ses couleurs et la délicatesse de ses nuances. Même les sciences les plus hautes avaient honoré de leur présence ces lieux déserts. Au milieu des travaux mécaniques se dressait l’observatoire muni des meilleurs instruments ; et l’astronome, avec un zèle vigilant, suivait la marche des astres ; les merveilles du monde animal dans les forêts et les mers occupaient les sages, curieux de connaître l’univers.

« Partout, en un mot, où nous jetions les yeux, on voyait fleurir les arts, et les sciences siégeaient en un pays que jusqu’ici une longue nuit d’ignorance et de barbarie avait couvert ! Cette belle image de l’humanité élevée et de la nature fut de courte durée. Elle disparut comme un météore presque aussi vite qu’elle avait apparu. Nous rapportâmes nos instruments et nos outils dans le