Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/66

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Et c’est tout ; pendant que sous le voile des ténèbres le meurtre continuait, l’Assemblée reste immobile. Elle laisse s’accomplir le travail de nuit. En ces heures redoutables et troubles où tous les sentiments se mêlent, il est presque impossible d’aller au fond des consciences. Peut-être l’Assemblée eut-elle le sentiment que dès la crise du 10 Août elle avait perdu le contact avec le peuple, et qu’elle ne pouvait rien sur lui. Peut-être songea-t-elle que la patrie menacée par l’envahisseur avait besoin de toutes les énergies, même sauvages, et qu’à refouler les excès du peuple, on risquerait de briser son élan. Et je devine en même temps dans cette abstention de tristes calculs. L’Assemblée et la Commune surprises au plus aigu de leur lutte par cette terrible crise, cherchaient à se charger l’une l’autre. La Commune, au lieu d’agir vigoureusement, avait consulté l’Assemblée. Et sans doute quelques-uns des politiques de la Gironde pensaient et chuchotaient qu’il fallait laisser à la Commune la responsabilité. Si elle laissait faire le peuple, elle se couvrait de sang ; si elle le réprimait, elle entrait elle même en lutte avec les forces extrêmes qu’elle avait déchaînées. Je démêle dans le journal de Brissot dès le 2 septembre une première tentative, très prudente encore, et discrète, pour charger la Commune. — « Dimanche 2 septembre. — La municipalité de Paris, pénétrée des dangers de la patrie, et croyant devoir faire un grand effort pour électriser les esprits, a arrêté, dans sa séance de ce matin, de faire sonner le tocsin, de rassembler le peuple au Champ de Mars, de former une armée de soixante-mille hommes pour aller à Chalon, ou à tout autre endroit ; l’intention de ce projet était bien louable, quoique l’événement a prouvé qu’on eût dû y mettre plus de mesure… Des groupes considérables se sont formés ; des hommes y ont répandu qu’en partant pour aller battre les ennemis extérieurs il fallait se délivrer des ennemis de l’intérieur ; ils ont dit qu’il fallait tomber sur les prisons et principalement sur l’Abbaye, qui renfermait les conspirateurs. Cette idée s’est répandue, et à peine le tocsin a-t-il sonné qu’un certain nombre d’hommes s’est porté vers l’Abbaye et vers les Carmes où étaient renfermés les prêtres réfractaires ; là ont été égorgées une foule de victimes. Nous ne pouvons entrer dans les détails ; il faut les donner exacts, et jusqu’à présent les versions sont différentes ; ce qui paraît certain, c’est que beaucoup de sang a coulé. » Il n’y pas là seulement un blâme discret. Le journal de Brissot insinue d’une façon à peine sensible que les hommes répandus dans les groupes exécutaient un mot d’ordre. Et surtout, il se prépare visiblement à imputer le « massacre » (c’est le mot dont il se sert) à l’imprudence de la Commune, à son besoin d’excitation théâtrale et de parade.

Le lendemain 3 décembre, le Patriote français revient sur la séance du 2. Et ici l’antagonisme qui a paralysé tout effort d’humanité apparaît bien : « Des commissaires de la Commune annoncent, quelque temps après, qu’un grand nombre d’hommes armés et sans armes se portent aux prisons ; la