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Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/728

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trompeur, quoiqu’il soit spécieux. Car, en premier lieu, nous n’avons pas, durant une très longue série d’années, expérimenté une liaison commerciale avec la France, et nous ne pouvons, par suite, faire une évaluation rationnelle de ses mérites ; et en second lieu, quoiqu’il puisse être vrai qu’un système de relations commerciales fondé sur le traité d’Utrecht nous ait été dommageable, il ne s’ensuit pas du tout qu’il en est aujourd’hui de même : car en ce temps, les manufactures, où maintenant nous excellons, existaient à peine, et la primauté industrielle était du côté de la France au lieu d’être de ce côté-ci… Il serait ridicule d’imaginer que la France consentirait à nous accorder des avantages sans réciprocité. Le traité est un bien pour elle. Mais je n’hésite pas à dire, même au vu et au su de la France, que si avantageux qu’il soit pour elle, le traité l’est encore plus pour nous. La preuve de cette assertion est brève et décisive. La France gagne pour ses vins et autres produits un grand et opulent marché. Nous de même, mais à un bien plus haut degré. Elle se procure un marché de huit millions d’hommes, nous un marché de vingt-quatre millions. La France gagne ce marché pour ses produits naturels, qui n’emploient à leur préparation qu’un petit nombre de bras, qui ne donnent qu’un faible encouragement à la navigation et qui ne rapportent que peu au budget. Nous gagnons ce grand marché pour nos manufactures, qui emploient des centaines de mille hommes, qui, en faisant venir les matières premières de tous les coins du monde, accroissent notre puissance maritime, et qui, dans toutes leurs combinaisons et à tous les degrés de leur progrès, contribuent largement aux ressources de l’État. »

Ainsi William Pitt a la nette conscience du caractère industriel de l’Angleterre nouvelle. Depuis soixante-dix ans, depuis le traité d’Utrecht, il y a eu une révolution économique dans le pays. Il était essentiellement agricole, il est devenu essentiellement industriel. À coup sûr, Pitt ne songe pas un instant à léser les intérêts ou à rabattre les prétentions de la grande propriété foncière, il ne songe pas, par exemple, à abolir les droits sur les blés et à procurer ainsi à l’industrie une main-d’œuvre moins onéreuse. Mais il a le sens que c’est par son industrie surtout, par ses manufactures, que l’Angleterre prendra dans le monde un magnifique essor. De même que, dans la réforme parlementaire, il voulait ménager un peu plus de place à la bourgeoisie industrielle sans refouler brutalement les privilèges des possédants terriens, de même il ne touche à aucune des bases de la richesse agricole ; mais c’est surtout dans l’intérêt de l’expansion industrielle qu’il négocie avec les autres peuples. Pitt a assumé, dans l’histoire, la tâche de faire évoluer sans secousse la vieille Angleterre de l’ancien régime agricole au nouveau régime industriel et capitaliste. Il est à la fois conservateur et moderne.

Et pour cette politique de transformation et d’expansion, il a besoin de la paix, surtout de la paix avec la France, mais d’une paix avertie et forte, toujours prête, s’il le faut, à la vigoureuse défensive ou à l’offensive opportune.