Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/782

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âme ? Sinon, pourquoi suis-je soumis à sa cruauté ou à son dédain ? Ou pourquoi l’homme a-t-il la volonté et le pouvoir de faire gémir son semblable ? »

Mais soudain, ces plaintes individuelles de Burns ou des pauvres paysans d’Écosse qui l’entourent, voici que la Révolution française les élargit ; c’est la liberté de tous les hommes que Burns réclame maintenant, c’est la souffrance de tous les hommes qu’il veut adoucir. Le fantôme de la liberté vient d’abord, à la clarté de la lune, errer sur les vastes bruyères désolées.

« Du nord froid et bleuâtre ruisselaient des lueurs avec un bruit sifflant, étrange ; à travers le firmament elles jaillissaient et passaient, comme les faveurs de la fortune, perdues aussitôt que gagnées. Par hasard, je tournai insouciamment mes yeux, et, dans le rayon de lune, je tremblai en voyant se lever un spectre austère et puissant, vêtu comme jadis l’étaient les ménestrels. Eussé-je été une statue de pierre, son aspect m’aurait fait frissonner ; et sur son bonnet était gravée clairement la devise sacrée : Liberté !

« Et de sa harpe coulaient des chants qui auraient réveillé les morts endormis : eh ! eh ! c’était une histoire de détresse comme jamais une oreille anglaise n’en connut de plus grande. Il chantait avec joie ses jours d’autrefois ; avec des pleurs, il gémissait sur les temps présents, mais ce qu’il disait, ce n’était pas un jeu, je ne le risquerai pas dans mes rimes. »

Burns se risque bientôt pourtant, et ce n’est plus sous la mystérieuse clarté de la lune, c’est en plein soleil qu’il dresse « l’arbre de la liberté ! »

« Avez-vous entendu parler de l’arbre de France ? Je ne sais pas quel en est le nom ; autour de lui, tous les patriotes dansent, l’Europe connaît sa renommée, il se dresse où jadis se dressait la Bastille, une prison bâtie pour les rois, homme, quand la lignée infernale de la superstition tenait la France en lisière, homme !

« Sur cet arbre pousse un tel fruit que chacun peut en dire les vertus, homme ; il élève l’homme au-dessus de la brute. Il fait qu’il se connaît lui-même, homme. Si jamais le paysan en goûte une bouchée, il devient plus grand qu’un lord, homme ; et avec le mendiant il partage un morceau de tout ce qu’il possède, homme !

« Ce fruit vaut toute la richesse d’Afrique, il fut envoyé pour nous consoler, homme, pour donner la douce rougeur de la santé, et nous rendre tous heureux, homme. Il éclaire le regard, il égaie le cœur, il rend les grands et les pauvres bons amis, homme, et celui qui joue le rôle de traître, il l’envoie à la perdition, homme !

« Ma bénédiction suit toujours le gars qui eut pitié des esclaves de la Gaule, homme, et, en dépit du diable, rapporta un rameau d’au delà des vagues de l’Ouest, homme (c’est de La Fayette que parle Burns). La noble vertu l’arrosa avec soin, et maintenant elle voit avec orgueil, homme, combien il bourgeonne et fleurit ; ses branches s’étendent au loin, homme ! »

Cet arbre de la liberté, cet arbre au fruit savoureux et souverain, il faut