Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/829

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adhésion intérieure le privilège et la tyrannie. Il est plus sensé d’attendre cette sorte d’effondrement du pouvoir que de le provoquer par un coup de force aventureux. Si un homme veut opposer une résistance matérielle, il ne sait pas s’il sera suivi ; il ne sait pas si l’état d’un grand nombre d’esprits est concordant au sien ; il ignore si le même plan de reconstruction est adopté par les autres.

« Le chercheur spéculatif qui vit dans un État où les abus sont notoires et les plaintes fréquentes ne sait pas dans quelle mesure ce qu’il essaie d’ébaucher est manifeste à l’esprit de ses concitoyens. » Même si une majorité parait se soulever contre ce régime, il n’est pas facile de savoir où elle tend. Peut-être n’est-elle irritée que par des causes superficielles, par la forme d’une taxe, et s’opposerait-elle bientôt à tout changement qui creuserait plus profondément que le grief. Si donc on a confiance en la force de la vérité, si l’on croit que le système d’égalité est vrai, il convient d’attendre qu’il ait peu à peu rallié les esprits. Visiblement, dans ces maximes générales, Godwin songe à la crise de l’Angleterre. Il entend crier par une partie du peuple : « Plus d’excise ! » Il constate l’agitation d’une partie de la nation : mais il ne sait pas quelle est la profondeur de ce mouvement, et c’est à une œuvre d’éducation qu’il croit nécessaire d’abord de se vouer.

« La grande cause de l’humanité, qui se plaide maintenant à la face de l’univers, a deux sortes d’ennemis, les amis de l’antiquité, et les amis de la nouveauté qui, impatients de tout délai, sont inclinés à interrompre violemment le calme, incessant, rapide et heureux progrès que la pensée et la réflexion font manifestement dans le monde. L’humanité serait heureuse si les personnes qui s’intéressent avec le plus de zèle à ces grandes questions voulaient limiter leur action à répandre, sous toutes les formes possibles, un esprit de recherche et à saisir toute occasion de pousser la masse des connaissances politiques et d’en étendre la communication.

Oui, mais un pareil esprit d’attente, d’enquête prolongée et patiente est l’indice qu’il n’y a pas une suffisante poussée des forces sociales dans le sens d’une grande transformation ; il est certain que Godwin ne sent pas monter des profondeurs une revendication vigoureuse et nette, il marque avec force les inconvénients et les périls des révolutions, mais il avertit nettement qu’il y aurait lâcheté et égoïsme à se détourner de l’œuvre du progrès humain, à répudier de grands et nécessaires changements sociaux parce que, très souvent, ils sont accompagnés de violences révolutionnaires. Les révolutions ont souvent une origine étroite et procèdent d’un idéal un peu court. Quand l’humanité a un but restreint et prochain, elle s’impatiente de tout obstacle, mais quand elle a un but élevé, vaste et lointain, quand elle sait que le progrès est infini et qu’après une transformation ou même une révolution la souffrance et les iniquités abonderaient encore, elle attend avec plus de patience des changements dont elle a d’avance mesuré les effets limités. Il y a