Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/138

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ligne, les hommes de la Révolution aient cru à la nécessité du service à long terme et d’un long encasernement. Toutes leurs lectures au contraire, toutes leurs habitudes d’esprit tendaient à détourner le moins possible le soldat de la vie civile. C’est cette inspiration civile qu’ils avaient reçue d’œuvres comme celle de Servan, « le soldat citoyen, » qui recommandait le service universel, mais à très court terme et sur place. C’est cette inspiration qui se dégageait pour eux de l’ancienne histoire de Rome si puissamment commentée par Montesquieu, de Rome qui demeura forte et libre tant que le soldat resta citoyen et ne s’éloigna de ses foyers que pour une campagne, qui perdit ses mœurs et sa liberté, quand la longueur des guerres créa les armées professionnelles séparées de la nation.

Mais même les hommes de métier, les écrivains techniques de l’ancien régime avaient tourné les esprits dans le même sens. Je vois par exemple dans l’Essai général de tactique, de M. de Guibert (édition de Londres, chez les libraires associés, 1772), qui eut un si grand retentissement, de fortes pages qui recommandent surtout l’éducation militaire sur place. Il veut que l’exemple de l’éducation militaire, des exercices du corps, soit donné de haut, et se propageant ainsi peu à peu dans toutes les classes, aille jusque dans les plus pauvres villages former des soldats. « Le goût des armes et des exercices militaires ramené dans la noblesse, passera bientôt chez le peuple ; la bourgeoisie ne regardera plus l’état de soldat comme un opprobre ; la jeunesse des campagnes ne craindra plus de tomber à la milice ; elle s’assemblera, les dimanches et fêtes, pour disputer des prix de sauts, de course et d’adresse. Ces prix que le gouvernement fonderait dans chaque paroisse, vaudraient mille fois mieux que la stérile et coûteuse assemblée annuelle des milices ; car ayez des paysans vigoureux, lestes, déjà accoutumés au bruit des armes et à les manier ; ayez en même temps une bonne discipline et des officiers, vous formerez bientôt des soldats. Qu’on ne croie pas, au reste, qu’une révolution pareille dans les esprits et dans les mœurs fût funeste ni à l’agriculture, ni à la tranquillité du royaume. Une nation ainsi constituée n’en serait que plus portée et endurcie aux travaux. Ce sont les peuples laborieux qui sont les plus guerriers. Qu’on se rappelle les Romains dans leurs beaux jours, qu’on voie les Suisses ! L’État y gagnerait la réforme d’une partie de ces années nombreuses qu’il entretient sur pied…

« Si enfin l’on ne veut pas que le royaume entier devienne une école de travaux de la guerre, il faudrait du moins que lorsque les soldats sont enrôlés, les exercices du corps fissent une partie considérable de leur instruction. Il est étrange qu’uniquement dressés à manier un fusil et à garder pendant trois heures des attitudes pénibles et contraires au mécanisme du corps, ils n’aient, quand la guerre arrive, aucune habitude des travaux qu’elle exige…

« Si l’on me dit que les exercices actuels les occupent déjà assez, je répondrai que c’est parce que nos manœuvres sont compliquées, nos méthodes d’ins-