Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/184

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maison en maison dans le sombre quartier, de la rue Saint-Denis à la rue du Temple, les détails tragiques, et il semblait, avec un art tout sacerdotal, irriter les plaies de misère par un âpre espoir de représailles. Un peu plus tard, en juin, une citoyenne, parlant de Jacques Roux aux Jacobins, marque bien les effets de cruauté profonde et presque sensuelle dont le prêtre pénétrait les âmes :

« Dans la section des Gravilliers, il nous parlait de la tête de Louis Capet ; il nous représentait cette tête roulant sur l’échafaud, et cette idée nous réjouissait. Depuis que la tête de Capet est tombée, Roux a toujours le mot d’accapareur à la bouche. »

Ainsi il allait, dans les rues où se pressait le peuple, dans les modestes boutiques où l’artisan attendait le client, il s’entretenait avec tous, avec les femmes comme avec les hommes, sachant, par son expérience d’Église, que la femme pouvait jouer un rôle décisif. Et on voit bien par quelle transition il passait du roi aux accapareurs : À quoi vous servira-t-il d’avoir coupé la tête au tyran et renversé la tyrannie si vous êtes tous les jours dévorés lentement par les agioteurs, par les monopoleurs ? Ils accumulent dans leurs vastes magasins les denrées et les matières premières, qu’ils revendent ensuite à des prix usuraires au peuple qui a faim, aux artisans qui ont besoin, pour leur industrie, de laine, de cuir, de savon, de fer. Contre eux aussi il faut se soulever. Et qu’importe qu’ils se disent patriotes ? Qu’importe qu’ils se soient prononcé pour la Révolution et qu’ils aient acquis des biens nationaux, si dans les vastes immeubles des couvents d’hier ils entassent la marchandise accaparée ?

Ces paroles entraient, et Jacques Roux, assuré déjà de fortes prises sur les Gravilliers, ne fut nullement découragé par l’accueil brutal fait aux pétitionnaires du 12 février par la Convention et par Marat lui-même. Puisque la Convention le prenait de haut, il fallait lui faire peur. Puisqu’elle refusait des lois contre les accapareurs, il fallait déchaîner dans Paris un mouvement contre les accapareurs, contre toute cette haute bourgeoisie marchande, ancienne ou nouvelle, feuillantine ou jacobine, qui tenait sous sa loi le consommateur et le pauvre manufacturier. Il ne fallait pas limiter le mouvement à la question du pain, mais engager d’une façon générale la lutte contre l’accaparement. N’y avait-il pas de l’émotion et de l’inquiétude dans la plupart des métiers comme dans la plupart des ménages ?

Ainsi, le 6 février, à la barre de la Convention, les « compagnons ferblantiers » accusent « le citoyen Bois, entrepreneur pour le service des armées, d’avoir accaparé toutes les matières de manière que les autres entrepreneurs n’en ont pas et qu’ils ne peuvent, en conséquence, faire travailler les ouvriers. Ils demandent que ce citoyen soit tenu de les céder à d’autres entrepreneurs qui les feront travailler, ou de les faire travailler lui-même. »