car ils ne peuvent se passer ni de vous, ni de moi, ni du serrurier, ni du menuisier, ni du cordonnier, ni de bas, ni de linge, ni de mouchoirs ; et puis ils en sont quittes pour se faire payer un peu plus cher eux-mêmes. Et cela tourne sans fin des uns aux autres, en sorte que tout le monde paye davantage, mais que tout le monde se fait mieux payer. Tout ce qu’on peut dire alors c’est que tout est plus cher qu’autrefois, mais non pas qu’il fait plus cher vivre. »
À la bonne heure, et cela glisse et tourne doucement, d’un mouvement aisé et silencieux. Mais l’économiste n’oublie qu’une chose : c’est que cette opération suppose à la fois de l’espace et du temps. Il faut de l’espace pour que la nation puisse appeler de partout, s’il est nécessaire, les denrées, les matières, les produits ; car s’il est une catégorie de produits trop limitée, ceux qui en disposent par monopole peuvent hausser leurs prix de telle sorte que jamais la société ne puisse hausser à un niveau correspondant l’ensemble des prix. Et il faut du temps, car ce n’est pas d’emblée, ce n’est pas par une sorte de réflexe instantané que le salaire de l’ouvrier s’accommode aux brusques variations des denrées.
Or, la Révolution ne disposait ni de l’espace, ni du temps. Par la guerre à peu près universelle et surtout par l’énorme discrédit des assignats au dehors, il lui devenait de plus en plus impossible d’acheter sur le marché étranger, et la France était, économiquement, sur le point d’être une nation assiégée. Dès lors, les matières et les denrées, limitées à ce que produisait le pays lui-même, pouvaient aisément être accaparées. Cela était d’autant plus facile qu’au moment où la matière achetable était circonscrite, les moyens d’achat dont disposaient les classes riches étaient multipliés et même surabondants. L’énorme quantité d’assignats émis en remboursement de la dette, des offices de tout ordre, s’ajoutant au numéraire de la veille, mettait aux mains de la bourgeoisie capitaliste une puissance d’achat immédiate, exigeante, avide. En ce sens, la disposition légale, très démocratique d’ailleurs, qui permettait aux acquéreurs de biens nationaux de se libérer en douze annuités, laissait aux capitalistes une masse énorme de monnaie, monnaie métallique ou monnaie de papier. Saint-Just force les couleurs lorsqu’il écrit plus tard (avril 1794), en une sorte de revue rétrospective de la Révolution :
« Les annuités nombreuses laissèrent le temps aux acquéreurs d’agioter avec le prix de leur domaine sur les subsistances publiques ; et ce régime d’annuités qui, au premier coup d’œil, paraissait faciliter les ventes, était relativement mortel pour l’économie et la prospérité françaises. En effet, le possesseur d’une grande quantité de papier monnaie soldait une première annuité, et payait cinq pour cent pour les autres, et ses fonds employés à accaparer les denrées lui produisaient cent pour cent. L’État gagnait donc cinq pour cent sur les annuités, et le peuple perdait cent pour cent contre