Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/53

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crainte la vie au roi, qui donc, dans le monde, pourra accuser de faiblesse et d’intrigue six millions d’hommes s’élevant au-dessus de leur juste colère ? Les traits des calomniateurs éternels s’émousseront contre cette vaste générosité de toute une nation, sauvée du soupçon par son immensité même. Et si le peuple condamne Louis à monter sur l’échafaud pour châtier, en la personne du traître suprême, la trahison elle-même, s’il veut donner à sa lutte contre le vieux monde quelque chose de solennel et d’irrévocable comme la mort, qui donc pourra prétendre qu’une frénésie de cannibalisme et qu’une ivresse de sang a envahi six millions de cœurs ? Quelle que soit la décision du peuple, elle aura la majesté et l’inviolabilité du peuple lui-même. Elle dépassera la calomnie comme il dépasse la calomnie.

Mais quel sophisme ! Comme si l’étranger, prêt à l’outrage et à l’affût des prétextes, serait désarmé contre la décision du peuple ! Indulgente, il l’interpréterait comme un désaveu de la Convention et de la Révolution. Terrible, il la dénoncerait comme l’effet de la passion meurtrière communiquée à tout un peuple par la contagion du délire révolutionnaire. Les rois et leurs ministres diraient que dans chacune des assemblées primaires le petit groupe des furieux a, ou fanatisé, ou terrorisé le reste, et c’est la nation toute entière, monstrueuse bête altérée de meurtre, qu’ils livreraient à la haine des nations. Ainsi la Convention, en se déchargeant sur le peuple de sa responsabilité, ne faisait, pour l’étranger, qu’agrandir le crime de la Révolution aux proportions du peuple lui-même.

Non, non : si les hommes d’État et les orateurs de la Gironde croient vraiment que la mort du roi aggravera d’un surcroît de haine et de péril la crise terrible de la France, s’ils croient vraiment que la politique et l’humanité s’accordent à sauver la vie du roi, il faut qu’ils prennent sur eux-mêmes la responsabilité glorieuse de la sauver, et qu’ils ne délèguent pas le salut de la Révolution au peuple innombrable et indécis dont ils n’invoquent la volonté éparse que pour cacher la détresse de leur propre pensée.

Au fond, ce fut bien l’inspiration maîtresse du discours de Vergniaud. Son grand et généreux esprit l’emporte vite au delà des combinaisons et des habiletés. Il semble qu’un moment il ait tout à fait oublié ce triste et pauvre détour de l’appel au peuple, et il recommande magnifiquement la clémence à la Convention, comme si elle, et elle seule, devait juger :

« J’aime trop la gloire de mon pays pour proposer à la Convention de se laisser influencer, dans une occasion aussi solennelle, par la considération de ce que feront ou ne feront pas les puissances étrangères. Cependant, à force d’entendre dire que nous agissions, dans ce jugement, comme pouvoir politique, j’ai pensé qu’il ne serait contraire ni à votre dignité, ni à la raison, de parler un instant politique.

« Il est probable qu’un des motifs pour lesquels l’Angleterre ne rompt pas encore ouvertement la neutralité, et qui déterminent l’Espagne à la promettre,