Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/746

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où la perfectibilité de l’espèce humaine rendra applicables toutes les vérités générales que les publicistes du jour regardent comme de vaines utopies. L’abolition successive de l’esclavage, de la féodalité, de toutes les servitudes, m’est un sûr garant que nos neveux verront tomber la noblesse et l’hérédité, ces deux grandes plaies de la civilisation moderne. On les verra disparaître sans secousses, sans résistance ; car l’homme commence à prendre la robe virile, et ses chefs sont obligés déjà d’incliner leur front lorsque l’opinion publique a parlé ; alors la Convention sera bénie comme ayant osé faire sans appui, sans support, le premier pas dans cette noble carrière de la justice et de la liberté.

« En attendant, permis aux cerveaux étroits, aux politiques d’un moment, de rire de notre ouvrage. Permis à eux de dire que nous nous sommes laissé entraîner à l’exagération en voulant placer, comme la nature, tous les hommes sur la même ligne. Leurs sarcasmes puérils ne nous atteindront pas. Cinquante ans, cent ans encore peut-être, ils nous traiteront avec dédain… le genre humain n’en continuera pas moins ses hautes destinées. »

L’avenir a donné raison à Levasseur et à l’admirable optimisme de la Révolution. Cent ans après la Révolution, à travers bien des orages et malgré bien des restrictions et des combinaisons que les Conventionnels n’avaient ni prévues ni désirées, malgré de partielles survivances monarchiques et oligarchiques, l’utopie, en somme, est devenue fait. Le suffrage universel est devenu réalité : la démocratie a trouvé en France sa forme politique normale, la République ; et elle évolue lentement, mais avec la certitude des accomplissements nécessaires, vers l’égalité sociale, qui abolira le privilège et l’hérédité du pouvoir dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique. La foi de Levasseur procède non seulement d’une ardente aspiration vers la liberté politique, mais de l’expérience sociale de l’humanité dépouillant peu à peu toutes les formes de servitude et revêtant enfin « la robe virile ».

Mais cette Constitution de 1793 n’était-elle donc qu’à échéance lointaine ? N’était-elle pas dès lors applicable ? Elle l’était pleinement et on cherche en vain ce qui, ou dans ses principes, ou dans son mécanisme, pouvait faire échec à son application. Elle organisait plus qu’elle ne créait, et Levasseur a tort de dire que la Convention n’avait ni appui ni support. Elle avait pour soutien toute la vie révolutionnaire, toute la vie nationale dans ces quatre années qui avaient fait l’œuvre des siècles. La souveraineté nationale était déjà un principe et un fait. Le suffrage universel avait fonctionné pour l’élection de la Convention même, à deux degrés il est vrai, mais en quoi était-il plus malaisé de nommer directement des députés que de nommer des assemblées électorales ? Aussi bien, pour le choix des maires, des procureurs syndics, c’était le suffrage direct des assemblées primaires qui décidait. L’élection appliquée au choix des juges, des prêtres, était devenue une habitude de la nation.