Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/875

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Il écrit à Couthon, le 11 frimaire :

« Tu m’as parlé des patriotes de cette ville ; penses-tu qu’il puisse jamais y en avoir ? Je crois la chose impossible. Il y a soixante mille individus qui ne seront jamais républicains. Ce dont il faut s’occuper, c’est de les licencier, de les répandre avec précaution sur la surface de la République, en faisant pour cela le sacrifice que notre grande et généreuse nation est en état de faire. Ainsi disséminés et surveillés, ils suivront au moins le pas de ceux qui marcheront avant ou à côté d’eux. Mais réunis, ce serait pendant longtemps un foyer dangereux, et toujours favorable aux ennemis des vrais principes. »

C’est la déportation en masse du prolétariat lyonnais. Collot prend pour de la paresse, pour de l’atonie, cette réserve, cette habitude discrète et silencieuse d’hommes qui dépensent à leur travail accoutumé plus d’attention que de force musculaire. Mais comment peut-il oublier que ce sont les ouvriers lyonnais, qu’il accuse de n’avoir pas « senti la révolution », qui ont contribué le plus efficacement, par la révolte, à la suppression des octrois dans toute la France ? Comment peut-il oublier qu’ils avaient formulé récemment un nouveau tarif des salaires avec des considérants d’une haute portée sociale ? Et si le désarroi survenu dans la fabrique de soieries a anéanti leur élan, s’ils ont été pris d’hésitation à la pensée que l’austérité révolutionnaire proscrirait peut-être on ruinerait leur délicate industrie, est-ce une raison pour désespérer d’eux à jamais ? Ne convient-il pas de les rassurer, au contraire, de leur montrer que la vie d’un peuple renouvelé par la Révolution n’exclura pas la délicatesse du luxe ?

Si on avait laissé faire Collot d’Herbois, s’il avait pu appliquer son programme jusqu’au bout, cette magnifique agglomération ouvrière qui, dans la première moitié du dix-huitième siècle, a donné à tout le prolétariat européen une impulsion si vigoureuse et de si tragiques leçons d’héroïsme, aurait été dispersée comme une poussière à tous les vents. Collot d’Herbois, penché sur ce puits sombre dont il ne percevait pas le bouillonnement profond, rêvait de le tarir ou de le combler. À ce maniaque de destruction qui, en dissipant un immense rassemblement prolétaire, faisait œuvre de contre-révolution économique et sociale, il aurait fallu des conseils de prudence, des rappels ou à l’humanité ou au bon sens, ou mieux, à la Révolution. Mais non, tandis qu’il s’enivre lui même de sa puissance, comme un roi de théâtre dont le rôle se prolongerait soudain dans la vie, tandis qu’il ne cesse de répéter « qu’il lance la foudre », il y a à côté de lui l’hébertiste Ronsin qui lui souffledes fureurs meurtrières ; et il y a à Paris l’hébertiste Vincent qui placarde les férocités de Ronsin. Ronsin écrit à Vincent : « Il n’y a pas quinze cents lyonnais qui méritent de vivre. » Vincent fait de cette lettre une affiche, comme pour propager dans Paris une contagion de folie haineuse, et pour rendre impossible à Robespierre, au Comité de salut public, d’avertir Collot d’Herbois qu’il s’égare.