Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/896

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silhouette de l’échafaud le hantait et, pris d’épouvante, il alla porter chez Robespierre non pas une confession sincère, mais un récit arrangé qui le sauvait. Il avait, dit-il, fait semblant d’écouter les propositions corruptrices qui lui étaient faites afin de découvrir la conjuration immonde par laquelle l’étranger se flattait de corrompre et de discréditer la Convention. Delaunay et Jullien étaient des malfaiteurs : ils lui avaient remis cent mille francs pour qu’il les portât à Fabre d’Églantine et qu’il achetât celui-ci. Mais Chabot ne voulait pas se risquer plus loin. Il avertissait Robespierre, et il tenait à la disposition du Comité de Sûreté générale les cent mille francs qu’il avait reçus pour une œuvre de corruption à laquelle il avait fait semblant de se prêter pour démasquer les coupables.

Le Comité de Sûreté générale trouva plus que louche le récit de Chabot, que Robespierre paraît avoir accueilli avec une confiance assez ingénue. Chabot fut arrêté ; une enquête fut ouverte ; et que découvre le Comité ? que le décret falsifié portait la signature de Fabre d’Églantine. Fabre d’Églantine, quand il fut appelé à s’expliquer devant le tribunal révolutionnaire, affirma que la pièce était un faux. Il avait signé le texte exact, et c’est après coup que les faussaires, abusant de sa signature, avaient ajouté la disposition favorable à la Compagnie. Il l’affirma et je crois aussi, avec Louis Blanc et Michelet, qu’il l’a démontré. Certainement, le tribunal révolutionnaire, âpre à la condamnation, n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire pour résoudre l’énigme. Mais, à mon sens, Louis Blanc et Michelet n’ont pas assez dit que si Fabre d’Églantine fut compromis par la scélératesse des deux faussaires, il a été perdu aussi par ses habitudes d’intrigue, par l’obscurité éternelle et l’éternelle complication de son jeu.

Il reste à expliquer comment les deux faussaires avaient pu compter sur lui au point de jouer ainsi de sa signature. Il ne suffisait sans doute pas que Chabot se fût porté garant de Fabre d’Églantine ; car quel crédit pouvait avoir en ce point la parole de Chabot ? et d’ailleurs comment Chabot lui-même aurait-il pu compter sur l’adhésion de Fabre ? Évidemment, quand Delaunay et Jullien remirent cent mille francs à Chabot pour les porter à Fabre, ils s’imaginaient non pas tenter Fabre, mais le récompenser du service qu’il leur avait rendu déjà en leur abandonnant sa signature. Encore une fois, comment avaient-ils été conduits à se faire de Fabre d’Églantine cette idée ? Sans aucun doute Delaunay s’imagina que Fabre, en attaquant la Compagnie des Indes, jouait le même jeu intéressé que lui, et que la seule différence entre eux était que Fabre avait joué ce jeu plus longtemps. Peut-être le tour un peu singulier du rapport de Fabre d’Églantine sur l’agiotage avait-il suggéré à Delaunay la pensée que Fabre cherchait lui aussi à faire un coup. Il était, en effet, assez bizarre de développer tout un rapport sur le change, pour aboutir à la fin à une motion sur la Compagnie des Indes, et encore cette motion avait-elle une forme suspensive et mystérieuse, qui semblait calculée