Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/954

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mort et qui répandent sur toute la Révolution, sur ses égarements mêmes et sur ses crimes, une sérénité plus haute que le pardon. Qu’importe donc qu’au moment même où Condorcet méditait tout bas ces sublimes espoirs, Robespierre, qui ne lui pardonnait point quelques railleries sur son caractère de prêtre, ait parlé à la Convention du « lâche Caritat » ? Qu’importe que Condorcet, en un jour de Germinal, fatigué de sa longue réclusion volontaire, se soit risqué hors de son asile et reconnu, arrêté, n’ait échappé que par le poison à l’échafaud que les révolutionnaires lui destinaient ? Malgré tout, sa pensée est le patrimoine de la Révolution. En d’innombrables consciences, le même et noble esprit de l’encyclopédie circulait, la même sève généreuse du siècle. Ceux qui s’égorgeaient les uns les autres n’étaient pas mus seulement par des pensées basses, par des jalousies, des fureurs et des haines. Ils croyaient défendre, ils croyaient sauver l’idéal commun et le couteau de la guillotine ne suffit pas à trancher l’invincible lien idéal qui les unit.

Robespierre s’écriait en mai 1794 :

« Le monde a changé, il doit changer encore… tout a changé dans l’ordre physique, tout doit changer dans l’ordre moral et politique, la moitié de la révolution du monde est déjà faite ; l’autre moitié doit s’accomplir. La raison de l’homme ressemble au globe qu’il habite ; la moitié en est plongée dans les ténèbres quand l’autre est éclairée. Les peuples de l’Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu’on appelle les arts et les sciences, et ils semblent dans l’ignorance des premières notions de la morale politique ; ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. »

Et certes, ces contrastes un peu grossiers et ces oppositions forcées entre le progrès de la science et l’immobilité de la politique semblent médiocres et vulgaires à côté de la grande et compréhensive pensée du philosophe. Pourtant, ici, malgré la sécheresse et l’étroitesse dogmatiques qui le fermaient un peu au large esprit de l’encyclopédie, Robespierre participe en quelque mesure au mouvement encyclopédique, puisqu’il veut réaliser l’unité de l’esprit humain, puisqu’il invite l’homme à mettre dans la science de la vie sociale autant de lumière que dans la science de la nature, et à se gouverner lui-même comme il commence à gouverner le monde, c’est-à-dire selon la raison. Même en cet esprit un peu aride le large souffle fertilisant est passé ; et lorsque Saint-Just s’écrie : « Le bonheur est une idée neuve en Europe », ou encore : « Le xviiie siècle doit être mis au Panthéon », Saint-Just ne fait-il point écho à Condorcet ? ou plutôt le xviiie siècle n’a-t-il pas mis entre ces consciences si violemment opposées et ces esprits si contraires, une secrète et fondamentale harmonie qui se révèle aux heures décisives de la pensée ?

Ainsi, au printemps de 1794, les sanglants déchirements de la Révolution ne paraissent avoir entamé ni sa force d’élan militaire, ni son activité écono-