Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/964

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Élysées tous ceux qui moururent dans tous les pays et dans tous les temps pour la liberté et pour la patrie. Le paradis chrétien semblait éclipsé, comme une sorte de zone intermédiaire obscure, par la grande lumière de gloire immortelle qui rayonnait de la Rome antique et de la France moderne. De Décius ou de Lucrèce à Charlotte Corday, les Champs-Élysées formaient comme une avenue lumineuse, continue et sereine, que les siècles du moyen âge n’interrompaient pas.

Et Saint-Just, dans le cri douloureux et superbe que j’ai cité toute à l’heure, semble confondre l’immortalité de l’esprit et l’immortalité de la gloire : « la vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux… »

Même dans le décret de la Convention il n’y avait pas abdication, mais au contraire orgueil de la raison et de la liberté. Il semblait que la reconnaissance officielle de Dieu par la France révolutionnaire ajoutait aux titres de Dieu. Et lorsque dans ses Institutions, Saint-Just parle de l’Éternel et de l’immortalité, on dirait qu’il soumet les jugements de Dieu même aux décrets de la pensée révolutionnaire.

« Le peuple français reconnaît l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme… L’âme immortelle de ceux qui sont morts pour la patrie, de ceux qui ont été bons citoyens, qui ont chéri leur père et leur mère, et ne les ont jamais abandonnés, est dans le sein de l’Éternel. »

C’est la Révolution, avant Dieu, qui fait, pour l’éternité, le départ des bons et des méchants ; et le ciel n’est qu’une sorte de Panthéon invisible où Dieu réside mais dont la Révolution a les clefs et ouvre les portes à ceux qu’elle-même a marqués au front d’un signe immortel.

Si donc l’acte de Robespierre fut dangereux et mauvais, ce n’est pas qu’il y eût contradiction violente entre les formules déistes qu’il imposait et l’état d’esprit du peuple français lui-même. Non, mais d’abord, en organisant la fête à l’Être Suprême, en promulguant un dogme philosophique et en organisant une sorte de culte, il paraissait chercher à attirer à lui de nouveaux pouvoirs. Il était, en fait, le chef du pouvoir civil ; on pouvait croire qu’il cherchait à devenir le chef d’un pouvoir religieux, et les méfiances s’éveillaient. De plus, les prêtres, guettant toujours l’équivoque qui pouvait les servir, allaient répétant que cet Être Suprême n’était, après tout, que le Dieu du christianisme. La fête de l’Être Suprême leur apparaissait comme une transition vers la glorification officielle de Jésus. Et Robespierre ranimait l’espérance contre-révolutionnaire plus que ne l’avait fait le Vieux Cordelier.

Enfin, Robespierre, après avoir écrasé l’hébertisme comme faction, semblait s’acharner encore à prendre sur l’esprit hébertiste une sorte de revanche posthume, terrible menace pour les survivants.

Le Comité de Salut public avait laissé faire. Mais ni Billaud-Varennes, ni Collot d’Herbois, ni même Barère, n’avaient au fond approuvé cette manifestation où se marquait surtout la tendance religieuse particulière de Robes-