Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/141

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l’épuration, comme on dit, commencée par Cavaignac, se continue à Paris et en province. Changarnier, malgré la loi, devient à la fois commandant de la première division militaire et de la garde nationale de la Seine ; Bugeaud, nommé commandant de l’armée des Alpes, déclare qu’avec quatre hommes et un caporal il marchera sur Paris, pour peu que Paris fasse mine de bouger. Guerre à tout ce qui a une origine révolutionnaire ! Les gardes mobiles, tant loués, choyés, caressés pour avoir combattu en Juin leurs frères et leurs pères, sont trop peuple ; ils deviennent suspects ; ils sont invités à entrer dans l’armée en perdant leurs grades ou à rentrer sans indemnité dans la vie civile. Guerre aux clubs ! Une quantité ont été fermés en province ; mais ce n’est pas suffisant. Léon Faucher, le 26 janvier, demande la suppression de ceux qui restent en ajoutant : < La liberté n’y perdra rien », et il dépose, en réclamant l’urgence, un projet qui se résume dans le premier article : « Les clubs sont interdits ». Puis adieu l’amnistie promise avant l’élection ! Adieu surtout les projets de loi ayant une couleur démocratique ! Le plus important établissait l’instruction obligatoire et gratuite. Le 4 janvier, Falloux le retire avec une désinvolture de grand seigneur, sans se soucier du rapport qui est prêt. Le langage des ministres à l’égard de l’Assemblée prend un ton hautain, cassant, agressif. On sent poindre l’arrogance du pouvoir personnel qu’ils représentent. Ils en sont les organes et déjà parfois les victimes. Le Président n’entend pas être annihilé ; il se révèle soucieux de maintenir et d’étendre ses prérogatives, couvant des rêves de restauration impériale qui font éruption chaque fois qu’il paraît au Conseil avec le pantalon à bandes rouges qui lui donne des apparences et, paraît-il, des idées militaires ; il entend avoir en mains rapports, dépêches, et même les dossiers qui concernent son passé ; souple entêté qui sait reculer pour avancer plus sûrement, comparé par Thiers au colimaçon qui rentre ses cornes, dès qu’il sent un obstacle, il démolit au profit de son autorité propre les fictions du régime parlementaire. Proudhon dit déjà nettement que la lutte est entre le Président et l’Assemblée.

Battue avec les verges qu’elle a cueillies, l’Assemblée essaie de se ressaisir. Elle veut à son tour, comme l’ont tenté la Commission exécutive et Cavaignac, s’arrêter sur la pente de la réaction ; et par révolte contre ce ministère qui la tire à droite avec brutalité, elle incline tardivement à gauche. Elle diminue l’impôt du sel. Elle supprimera bientôt l’impôt détesté des boissons. Elle prête l’oreille aux démocrates qu’elle ne voulait point écouter. Elle est prise du souci de défendre les dernières libertés républicaines ; elle se dresse, hostile et gênante sur la route du pouvoir qu’elle a créé. Dès lors son sort est résolu : il faut qu’elle disparaisse. Des pétitions, sollicitées par ceux qui désirent sa mort et par les ministres eux-mêmes, la somment de s’en aller. On tâche de lui persuader que son mandat est épuisé ; catholiques et conservateurs, espérant une remplaçante plus maniable, la raillent de son obstination