Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/218

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et par conséquent la fourberie du personnage. Les circonstances et une bonne partie de la nation conspiraient pour lui. Son art, assez grossier, consista surtout à faire bon visage aux différents partis, à louvoyer entre eux en les leurrant de promesses, jusqu’au moment où il se sentit assez fort pour devenir leur maître et pour accomplir le nouveau Dix-huit Brumaire vers lequel il gravitait dès son élection à la Présidence. Ce caractère de Protée à visages multiples apparaissait dans la variété de titres que lui donnaient ceux qui venaient assister aux soirées de l’Élysée. On l’appelait prince, altesse, monsieur, monseigneur, citoyen. Il était tout cela en effet, suivant les heures et les personnes. Candidat des intérêts les plus disparates, il s’attachait, dans les voyages qu’il multipliait en province, dans les revues qu’il passait, dans les cérémonies officielles où il paradait, à offrir aux groupes de la population les plus opposés des raisons de croire et d’espérer en lui.

Ses avances vont d’abord au clergé. Quand il arrive dans une ville, il commence souvent par une visite solennelle à la cathédrale. Comme le lui disait l’évêque de Beauvais : « Votre première démarche est pour Dieu que vous venez adorer dans son temple ; votre première parole, une parole de prière, votre première action, un hommage rendu à l’antique et sainte loi du dimanche ». Pour l’armée, il évoque les souvenirs de l’épopée impériale ; après chaque revue, il fait distribuer du Champagne et des cigares aux officiers, des saucissons, de la volaille, de l’argent aux soldats. Il fait augmenter la solde. Il fait sentir à tous les militaires qu’il veut leur donner la première place dans la société. Il les embauche à coups de flatteries et de faveurs plus solides. A la grosse bourgeoisie, ralliée d’avance, il promet l’ordre dans la rue et dans les esprits, la danse des millions, les éventrements de villes, les spéculations de terrains, les concessions de chemins de fer où l’on ramasse des fortunes. La petite bourgeoisie est en partie républicaine : on la mate par la peur. Un médiocre littérateur, nommé Romieu, connu surtout comme viveur et mystificateur, écrivit deux brochures qui sont le complément l’une de l’autre. L’une est intitulée : L’ère des Césars. C’est l’âge d’or annoncé à la France, si elle accepte un second Empire. L’autre s’appelle : Le spectre rouge de 1852. C’est, en style apocalyptique, un tableau des horreurs, des atrocités que les buveurs de sang ne manqueront pas de commettre, dès qu’ils auront pris le pouvoir. Une pièce que l’on joua en 1851 porte ce titre significatif : Les effrayés. Mais, en donnant des gages aux classes aisées, le prince se garde bien de blesser par des dédains maladroits « la vile multitude », comme le font volontiers les légitimistes et les orléanistes. Il se pose en ami du peuple. Dans les campagnes, quand il ne décore pas quelque vieux domestique de ferme, il offre à des instituteurs de quoi acheter chacun deux hectares de terre qu’ils cultiveront avec leurs élèves, et il profite de l’occasion pour prêcher le retour à la vie champêtre. Dans les villes, on il est parfois mal accueilli, comme ce fut le cas à Strasbourg