Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/586

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minorité, une opposition en pareille circonstance risquerait d’être nuisible et on n’adressa pas la convocation à la séance extraordinaire, fixée au 18 (9 novembre), à ceux dont on se méfiait.

Un des inspecteurs de la salle, Cornet, a, tout en essayant de l’amoindrir, avoué le fait dans sa Notice historique sur le 18 brumaire (p. 9) : « Je passai la nuit, dit-il, à la Commission des inspecteurs du Conseil des Anciens : contrevents et rideaux furent fermés, pour qu’on ne s’aperçut pas qu’on travaillait dans les bureaux ; nous savions que nous étions observés. On expédia des lettres de convocation pour les membres du Conseil, mais on en retint une douzaine qui étaient destinées à ceux dont on redoutait l’audace ; celles-ci ne furent envoyées qu’après que le décret fut rendu ». C’était, du reste, là, semble-t-il, le résultat d’une manœuvre préméditée depuis longtemps. À la séance des Cinq-Cents du 9 vendémiaire (1er octobre) précédent, Destrem posait une question au sujet de lettres de convocation pour une séance extraordinaire commandées par le secrétaire général de la commission des inspecteurs ; de l’audition de celui-ci il résulta que Lucien Bonaparte n’était pas étranger à cette initiative, que vingt jours avant pareil modèle de convocation avait été fait pour les Anciens et que ce n’était pas une mesure habituelle. Le Conseil passa à « l’ordre du jour sur la conspiration des circulaires », selon le mot d’un interrupteur qui provoqua les rires de l’assemblée ; le mois suivant elle ne riait plus.

Quant à la superbe confiance de cette buse de Gohier, président du Directoire, elle ne se démentit pas ; n’affirme-t-il pas dans ses Mémoires (t. I, p. 228) qu’il avait le droit d’être tranquille parce que Bonaparte s’était engagé à dîner, chez lui, « avec sa famille, le 18 brumaire » ! De son côté, dans l’ouvrage déjà cité, Savary écrit (p. 22) : « On s’attendait à une explosion prochaine ; on avait dit aux deux directeurs qui n’étaient pas dans le secret : La barrière qui vous sépare de la peste a été franchie arbitrairement, c’est un crime à punir… Agissez promptement, ou vous êtes perdus, et avec vous la République… — Quelle apparence, répondit l’un d’eux ? Une lettre du général m’annonce qu’il viendra me demander à dîner tel jour sans cérémonie ». En politique, les imbéciles, si honnêtes qu’ils soient, et dont, par suite justement de leur honnêteté, on ne se méfie pas, sont au moins aussi dangereux que les coquins les plus habiles. Dans ses Mémoires (t. Ier, p. 227), Gohier gémit. Ah ! s’il n’y avait pas eu Fouché à la police, si on avait gardé Bernadotte à la guerre, Marbot à la tête de la 17e division…, etc. ; c’est-à-dire : si je n’avais pas laissé faire son œuvre réactionnaire à Sieyès ! Or, plus haut (Idem, p. 131), il raconte avoir connu à temps les pensées secrètes de Sieyès et il ajoute : « Je gardai le silence lorsque j’aurais dû parler ». Il est malheureux qu’il s’en soit aperçu si tard.

La réunion du Conseil des Anciens, convoquée pour le 18 brumaire (9 novembre) avec les précautions que je viens d’indiquer et en cachette du