Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/117

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Selon le plan de Bonaparte, Masséna, nous l’avons vu[1], devait éviter de laisser ses troupes en ligne et s’apprêter à tenir Mélas en échec dans la région de Gênes. Le premier consul lui écrivit de nouveau le 9 avril pour l’aviser qu’il devrait, au commencement de mai, combiner son action avec celle de l’armée de réserve qui entrerait alors en Lombardie, attirer l’attention de l’ennemi, ce qui l’obligerait à se diviser et remonter jusqu’à Turin pour rejoindre l’armée de réserve… Mais, depuis plusieurs jours déjà, Masséna était aux prises avec les Autrichiens. Contrairement au conseil de Bonaparte, il avait reporté son armée sur toute la longueur du littoral.

Cette armée, de 25 000 hommes, était faite de véritables débris des anciens régiments d’Italie. Indépendamment des fatigues de la guerre, elle venait de crever littéralement de froid et de faim et il avait fallu toute l’énergie, la dureté du chef pour arriver à refaire des hommes avec ce qui n’était plus que des loques humaines. Toute l’histoire de cette campagne de Masséna demeure du reste comme le plus sinistre monument des horreurs de la guerre. C’est pourquoi sans doute elle est tant admirée… Pendant que Bonaparte continuait à tirer ses plans, les Autrichiens se jetaient au milieu de la ligne de Masséna (col de Cadibone), la coupant en deux et poussant Suchet sur le Var, Soult sur Gênes. C’est dans cette ville que la concentration dut se faire, concentration d’une quinzaine de mille hommes que 50 000 Autrichiens, commandés par Ott, assiégèrent par terre, tandis que l’amiral anglais Keith bloquait la mer. Le siège dura du 21 avril au 4 juin 1800 et l’on s’accorde à dire qu’il fut merveilleux : des milliers d’hommes moururent de faim qui avaient été épargnés par les combats, des prisonniers en masse furent laissés sans nourriture parce qu’on craignait de les voir se ruer sur les gardiens qui leur auraient porté quelque pitance et les manger. Les plus favorisés parmi les Génois purent manger des racines, du cuir, des rats. Cependant Masséna achevait, selon la sinistre expression consacrée, de se couvrir de gloire en faisant des sorties meurtrières et en courbant devant son effroyable volonté les habitants affamés d’une ville qui le maudissait. Lorsqu’il se rendit, il avait perdu la moitié de ses effectifs et les Génois mouraient dans les affres de la famine. Le siège de Gênes fait époque dans nos annales militaires. Masséna s’embarqua pour la France[2], tandis que Ott était rappelé en arrière par Mélas, qui avait d’abord poursuivi Suchet et l’avait promptement lâché à la nouvelle foudroyante de l’entrée en Italie de la fameuse armée de réserve. Nous savons qu’il ne croyait pas à son existence.

Bonaparte avait quitté Paris le 6 mai pour aller à Genève prendre la tête des 36 000 hommes concentrés avec 40 canons entre cette ville et Lausanne. Cette force devait passer les Alpes au Grand-Saint-Bernard, tandis

  1. Lettre du 12 mars.
  2. Masséna débarqua à Antibes pour rejoindre le corps de Suchet.