Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/132

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tions ; il fallut bien reconnaître que, dès qu’on se toucherait, on cesserait de s’entendre, et que l’on se rencontrerait nécessairement dans la Méditerranée, Bonaparte ne recherchant les Russes que pour chasser les Anglais de cette mer et Paul ne recherchant Bonaparte que pour y substituer la Russie à l’Angleterre[1]. » Ces lignes, si parfaitement justes, montrent ce que furent exactement ces négociations : elles demeurèrent stationnaires. Remises du reste aux mains de Kolytchef, peu ami de la France, et rédacteur de rapports en beaucoup de points semblables à ceux de nos ennemis au sujet de la situation intérieure, dirigées de Pétersbourg par Rostopchine, notre adversaire déclaré, elles ne pouvaient guère aboutir. Il est vrai qu’à côté de ces négociations peu avancées, certains historiens en placent d’autres d’une importance capitale et qui auraient eu pour auteurs le Premier Consul et le tsar, eux-mêmes. C’est par leur entente personnelle qu’ils auraient élaboré le « grand projet ». « Au prix des satisfactions fournies au sentiment national par le traité de Lunéville, dit M. Émile Bourgeois[2], Bonaparte se disposait en 1801 à la conquête de l’Orient dont l’Angleterre lui barrait la route. Dans la correspondance échangée alors avec le tsar, ces projets apparaissent : les deux alliés mettent à l’ordre du jour un partage du monde oriental. Paul Ier le propose. Bonaparte l’examine et l’accepte, à la condition que la France s’installe définitivement dans la Méditerranée et le Levant. Les troupes russes, aidées d’un corps d’armée français, sous la conduite de Masséna, d’Orenbourg à Boukhara, devaient conquérir les steppes, puis d’Asterabad envahir la Perse et l’Afghanistan, inquiéter l’Angleterre sur l’Indus et le Gange et constituer au tsar un immense empire asiatique[3]. »

On comprend que l’existence d’un tel projet donne un grand poids à la théorie de l’idée fixe orientale chez Bonaparte. L’objection qu’on lui présente est simple : c’est qu’« il n’a été trouvé jusqu’à présent aucune trace d’une correspondance de cette nature. » Il faut donc se résoudre à abandonner toute croyance en cette légende et s’en tenir, quant aux résultats du rapprochement franco-russe, à ce que nous avons exposé.

Paul Ier mourut assassiné le 24 mars 1801. Détenteur maladif du pouvoir le plus absolu, organisateur d’un véritable régime de terreur pour tous ceux qui l’entouraient, ne manifestant sa puissance que par le knout, les exécutions capitales et l’emprisonnement, avec, dans de rares moments, quelque lucidité d’esprit qui le portait à prendre des mesures populaires qui lui gagnaient l’affection lointaine des soldats et du peuple stupéfiés, du reste, par la vision du tsar-icône, il tomba victime d’une conjuration de palais, connue et soutenue par l’Angleterre. Organisée d’abord par le comte Nikita Panine, vice-chancelier de l’empire et par le chef de la police

  1. Id. p. 112.
  2. E. Bourgeois, Manuel de politique étrangère II, 217.
  3. Sorel, o. c, p. 113, note 1. On trouvera dans Sorel id. loc. l’indication des documents et ouvrages relatifs à cette question.