Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/193

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murmurer, selon la volonté du premier consul. « Napoléon Bonaparte » tient « sa cour », il règne, il ne préside plus. Il dispense l’honneur[1], il est juge souverain de tous les actes, de toutes les pensées.

Le 14 nivôse an XII, un moyen nouveau de dominer le premier corps de l’État vit le jour : Bonaparte créa les sénatoreries. Il devait y avoir 31 sénatoreries, chacune donnée à vie et « dotée d’une maison et d’un revenu annuel en domaines nationaux, de 20 à 25 000 francs ». Quand il s’agissait de nommer à une de ses sinécures, le Sénat présentait trois noms entre lesquels choisissait le premier consul. C’est donc en spéculant sur les plus bas sentiments d’intérêt que Bonaparte pensait parvenir à tenir dans une dépendance complète ce corps sénatorial en qui la Constitution de l’an X plaçait le peu de pouvoir laissé en dehors du chef de l’exécutif. Les sénatoreries devaient être des instruments de servilité ; dans l’espoir d’en obtenir une, les opposants se taisaient, les fidèles exagéraient leur dévouement, tous rampaient. Et les domaines nationaux devaient en fin de compte servir à payer des abdications, des trahisons, des bassesses. Le pouvoir absolu doit, pour s’établir, dessécher tout autour de lui, flétrir et abaisser. C’est à quoi s’entendait Bonaparte. Le Sénat étant domestiqué, le premier consul s’avisa que le Corps législatif avait besoin d’une nouvelle réforme. Il demanda et obtint un sénatus-consulte rédigé dans ce sens, le 28 frimaire an XII (20 décembre 1803). Ce sénatus-consulte fut présenté au Corps législatif comme devant lui donner une importance sans égale : c’est le premier consul qui ouvrirait en personne les sessions ; c’est lui qui nommerait le président du Corps législatif, et ainsi tombait encore un des derniers droits de cette assemblée. Sur cinq candidats qu’elle désignerait, le premier consul choisirait : « Cette nomination, dit Treilhard, serait plus solennelle, les fonctions de président plus durables, sa dignité plus imposante ». Voilà donc le grand bienfait accordé au Corps législatif ! Ajoutons que les délibérations sur les communications du gouvernement devaient désormais avoir lieu en comité secret. Le silence partout, telle est la devise — et les échines se courbent, les lèvres sourient au maître. Lui, sans hésitation, impose ses désirs : il a à nommer le président du Corps législatif ; il désigne Fontanes contre le gré des législateurs, parce que Fontanes est à ses pieds et l’encense ! Et Fontanes de s’écrier : « La liberté revient dans les assemblées nationales sous les auspices de la raison et de l’expérience[2] ! » Et le Corps législatif de voter l’érection d’un buste de Bonaparte dans la salle de ses séances.

L’engourdissement dans la servitude gagnait de proche en proche dans la nation, et le temps approchait où, le dernier pas étant franchi, l’ancienne autorité, celle des rois, celle que le peuple avait rejetée ou croyait avoir rejetée pour toujours allait pouvoir à nouveau se rétablir intégralement au

  1. Création de la Légion d’Honneur le 29 floréal, an X.
  2. 12 janvier 1804.