Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/205

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Les conspirations, le bruit fait autour d’elles, la « réclame » bonapartiste qui en résulta, réclame d’autant plus puissante que le pays était plus mal informé et ne tirait toute connaissance des événements que des récits officiels dictés par la police, tout cela devait aboutir à l’élan définitif attendu par le premier consul. Des adresses, des députations lui parvinrent, quelques-unes sincères, beaucoup « inspirées ». Et, à leur sujet encore, Bonaparte fit claironner la Renommée. Cependant tous les ferments monarchiques travaillaient dans les classes dites supérieures. Les ambitieux et les aplatis murmuraient que le seul moyen d’assurer définitivement l’avenir était de rendre héréditaire le pouvoir de Napoléon Bonaparte. C’est alors que la Révolution apparaît lointaine ! Quelques années ont suffi pour que la servilité, ressort principal du gouvernement monarchique, reprît sa place dans les sphères gouvernementales. N’est-ce pas Fouché le révolutionnaire, Fouché l’adversaire du Consulat à vie, qui fait pour la proclamation de l’Empire la propagande la plus active[1] ! Fouché veut redevenir l’homme indispensable, le ministre de la police, c’est-à-dire, dans le régime nouveau, le maître de toutes les consciences, de toutes les situations. Bonaparte le dit à Lecouteulx de Cauteleu, vice-président du Sénat : « Il faut un chef héréditaire à la nation française, et je sens si profondément la nécessité d’amener ce bienfait à la France, que ma raison considère cette mesure comme l’un de mes devoirs ». et, le 27 mars 1804 (6 germinal an XII), le Sénat prie le premier consul « d’achever son ouvrage en le rendant immortel comme sa gloire ». Et puis, pendant plusieurs semaines, une sorte de flottement, d’hésitation se produit : le Conseil d’État est irrésolu ; autour du consul même, il y a des hostilités. Sa famille, ses frères surtout, sont inquiets. Cette race jetée à la tête de la nation est avide, cupide. Il n’y a point d’entente, il n’y a que des rivalités et des jalousies, Joseph, Lucien, Louis, Jérôme sont autant d’ennemis pour Napoléon. Il tente de les désarmer. Mais, en réalité, « en les dotant, titrant, couronnant bientôt, il s’apprêtait à créer contre son pouvoir une coalition de mécontents insatiables, intéressés à sa mort, et, croyaient-ils, à la chute même de son empire, prêts à renouveler les rivalités et les coalitions désastreuses des anciens apanagés de la couronne[2]. » De la nation, des adresses continuaient à arriver, adresses ardemment bonapartistes, c’est vrai, mais où on ne parlait pas de l’Empire, sauf de rares exceptions. « Quant à cette nation singulière dit Lanfrey, mélange désespérant d’inconsistance et de grandeur, de faiblesse et de générosité, tout émue encore de son indignation de la veille, partagée un instant entre l’idolâtrie et l’horreur, mais trop démoralisée et trop sceptique pour avoir une volonté, elle semblait ne pouvoir plus résister à la fascination du crime et de la gloire ; elle s’abandonnait elle-même avec une sorte

  1. Madelin, Fouché, I, p. 372-375.
  2. Sorel, o.c. 365. Voyez Masson, Napoléon et sa famille, t. II, p. 341-385.