Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/232

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dit, que toute marchandise provenant de la fabrique anglaise ou de colonies anglaises serait confisquée, en quelque lieu qu’on pût la saisir, que toute lettre venue d’Angleterre ou destinée à l’Angleterre serait détruite, que tout Anglais arrêté serait traité comme prisonnier de guerre, que tout bâtiment convaincu d’avoir touché aux côtes d’Angleterre ou aux colonies anglaises ne serait, quelle que fut sa nationalité, reçu dans aucun port et que, s’il y entrait sur une fausse déclaration, il serait considéré comme étant de bonne prise[1]. » Il appartiendra à notre ami Turot de mettre en relief l’importance de cette folle mesure qui devait ruiner le pays, enrichir l’empereur, ses parents, ses alliés, ses généraux devenus tous entrepreneurs de contrebande. Le décret de Berlin domine toute l’histoire de l’Empire à partir de 1807. Pour assurer son exécution, Napoléon a été conduit aux pires mesures, pour se soustraire au fardeau qui pesait sur eux, les peuples ont été conduits aux mouvements les plus désespérés et le rêve de gloire universelle s’est effondré lamentablement ; la France a été écrasée, des milliers et des milliers de vies humaines ont été détruites, des villes ont été brûlées, saccagées, des richesses de toutes sortes anéanties, en grande partie parce que l’Europe asservie n’avait plus de sucre, plus de chandelle, plus de coton… Le blocus continental, qui ruinait l’Angleterre, a vaincu Napoléon.

Le fait seul que c’est de Berlin que l’empereur datait son décret fameux montre assez qu’il ne songeait guère à cesser la lutte. Il songe au contraire que d’autres ennemis l’attendent et, tandis qu’il regarde avec envie les richesses entassées par le commerce britannique dans les ports allemands et pense à s’en saisir, il se retourne vers la Russie où il y a tant et tant de terres à conquérir. Il se mit en marche vers la Pologne, en plein hiver. Les soldats, au travers des plaines boueuses et marécageuses, avançaient péniblement. Les Polonais, lassés et torturés par un long esclavage russe, acclamaient l’empereur. Ils commettaient à leur tour la faute française : par derrière Napoléon, par dessus lui, ils acclamaient la Révolution. Ils croyaient que le libérateur s’avançait vers eux. Ivres de liberté, ils se ruaient dans les bras du tyran comme avaient fait les Français républicains et révolutionnaires. Napoléon se souciait peu de la Pologne et il « ne craignait qu’une chose, c’est l’enthousiasme qui le forcerait de se prononcer. » Notre Michelet a retracé avec une vigueur saisissante l’attitude de l’empereur en face des malheureux Polonais qui l’acclamaient à la suite de Dombrowski. « Il arrive à Varsovie, dit-il[2], comme un coupable, dans l’ombre d’une soirée d’octobre[3]. Vu aux flambeaux, il était, non plus le Bonaparte jauni et travaillé de flammes des batailles d’Italie, mais blême et qui déjà tournait à la graisse pâle. Tous pleuraient. Lui, il passe, sombre, silencieux. Descendu à

  1. Levasseur. Histoire des Classes ouvrières et de l’Industrie en France, de 1789 à 1870, t. I, p. 470 de la 2e édition.
  2. Michelet. Histoire du XIXe siècle, t. III. p. 219-220.
  3. Le 19 décembre 1806, Murat y était depuis la fin novembre.